L’autre vague, par Jean Leymarie

Jean Leymarie est journaliste. Il est responsable de l’Invité éco sur France Info, émission au cours de laquelle il interviewe chaque soir un acteur de l’économie. Il a récemment publié sur ce site Un événement, une première chronologie du coronavirus.

Illustration : Victor Hugo, Naufrage, dessin pour Les travailleurs de la mer (BnF).

Y aura-t-il une deuxième vague ? La question est partout, de plus en plus pressante. La contagion s’intensifie et à l’hôpital, les admissions en réanimation augmentent légèrement. Les spécialistes sont divisés, incertains. J’ai de la sympathie pour eux. Combien de cas, de foyers infectieux, d’hospitalisations, combien de morts faut-il pour décréter une « deuxième vague » ? Je l’ignore et, à vrai dire, les mots ont peu d’importance. L’essentiel est ailleurs : les cas se multiplient ; l’épidémie reste sous contrôle. 

Sans attendre la suite — nécessairement inconnue —, le gouvernement renforce les contraintes. Dans plusieurs grandes villes, le masque devient obligatoire partout, tout le temps. Et c’est une autre vague qui monte. Une vague de refus. À Paris, place de la Nation, quelques centaines de personnes se réunissent pour dénoncer ces contraintes et clamer leur « liberté ». Cette petite manifestation est, je crois, l’expression publique, assumée, d’un refus beaucoup plus large. Depuis le début de l’été, je croise des Français réticents à porter un masque, à garder leurs distances avec les autres, et parfois furieux que l’État les y oblige. Il suffit de tendre l’oreille, d’ouvrir les yeux : dans les magasins, sur les aires d’autoroute, aux terrasses des cafés. Dans un village de l’Indre, une boulangère a posé un cahier à côté de sa caisse. Chaque fois qu’un client se présente sans masque, elle inscrit une croix. À midi, la page est remplie. Dans une station balnéaire du Morbihan, une employée de supermarché, lasse, observe la file d’attente jusqu’à la caisse. Au sol, des autocollants indiquent les distances à respecter. Mais la plupart des clients font la queue comme si de rien n’était, collés les uns contre les autres. Dans un café branché de l’ouest parisien, quatre jeunes filles aisées se sautent au cou et s’embrassent, heureuses de se retrouver. Chez moi, je croise dans l’escalier une voisine âgée. Elle descend faire ses courses, sans son masque. Elle me voit avec le mien, me sourit gentiment, et s’étonne, dit-elle, que je sois si «sage ». Faut-il vraiment porter ce masque ? Une amie universitaire déplore ce qu’elle appelle une « servitude volontaire ».

Je décris ici de petites scènes anodines. En réalité, le climat a déjà changé, et quelquefois, le rejet est beaucoup plus brutal. Les faits divers se multiplient. Les journaux régionaux en sont plein. Dans les transports, des passagers en viennent aux mains. Des chauffeurs sont agressés. À Paris, la situation est la même. Il y a quelques jours, une amie tunisienne est montée dans un bus. Elle a demandé à une autre passagère, qui ne portait pas de masque, d’en mettre un. La passagère récalcitrante lui a donné un coup de pied, l’a insultée, et lui a crié de « rentrer dans son pays ». 

Pour nombre d’entre nous, il n’y aura pas de deuxième vague, car il n’y a pas vraiment eu de première vague. Je mesure que depuis le début de l’année, en réalité, nous n’avons pas vécu, les uns et les autres, le même événement. Les habitants du Haut-Rhin ou de Paris ont frémi, souvent, au passage des ambulances. En février, en mars, en avril, dans leurs villes soudain silencieuses, ils ont senti la mort rôder. Ils ont vu des malades, parfois des décès. Pour eux, l’épidémie a un visage. Pour beaucoup d’autres, au contraire, elle est restée lointaine, abstraite. Le coronavirus, ils l’ont surtout vu à la télévision, et dans la série d’interdictions qu’ils ont subie : de sortir, de se rassembler, de mener une vie normale. Le port du masque au travail, voire dans la rue, est une entrave supplémentaire. Trop jeunes pour se sentir concernés ou trop loin pour se sentir touchés, ils ignorent l’épidémie.

Les gens que je rencontre cet été finissent presque toujours par me dire que le virus « n’est pas si méchant », qu’il n’est rien, en tout cas, à côté des ravages économiques, psychologiques, provoqués par l’épidémie, puis par le confinement. Ils estiment que la pandémie a été très exagérée, qu’elle a été montée en épingle par les dirigeants politiques, dramatisée par les médias. Certes, plus de 30 000 personnes, en France, au moins, ont perdu la vie, malgré un confinement drastique, inédit. Mais parmi elles, combien de gens déjà âgés, déjà fragiles ? Seuls 0,1 % des morts avaient moins de trente ans. L’inquiétude s’est transformée en habitude. La récente hausse des entrées en réanimation, à l’hôpital, n’y change rien. Les appels des soignants, ceux que les Français avaient pris l’habitude d’applaudir à 20 heures, n’y changent rien non plus. Une forme de résignation irritée s’est installée, sous la forme d’une question cynique : la mort des uns doit-elle empêcher les autres de respirer ? 

À Marseille, la nouvelle maire écologiste, Michèle Rubirola, se plaint des nouvelles interdictions, des nouvelles contraintes : « On ne peut pas sérieusement empêcher la population de se retrouver ». Elle donne une conférence de presse avec sa rivale, Martine Vassal, la présidente du département, membre du parti Les Républicains. Les deux élues sont accompagnées du professeur Raoult. D’une même voix, elles accusent l’État de ne pas les avoir assez consultées : « Le gouvernement décide depuis Paris ! »

« Paris » mis en cause ? « Paris »  mis en doute, surtout. Au creux de l’hiver dernier, le gouvernement jugeait le port du masque inutile, à l’instar de l’OMS, l’organisation mondiale de la santé. Aujourd’hui, il l’impose. En février, les Français ont aussi entendu le gouvernement expliquer qu’il y aurait assez de lits, assez de médicaments, assez d’appareils de réanimation. Puis ils ont vu les médecins, les infirmiers, les aides-soignants raconter une toute autre histoire, une histoire de pénurie : des masques distribués au compte-goutte, des sacs poubelles pour remplacer les blouses, des patients transférés en Allemagne, faute de place dans les hôpitaux français. Un immense soupçon accueille la parole publique. 

Une autre raison explique le refus, la défiance : le terrain était déjà miné. Rappelons-nous l’état du pays avant l’épidémie : la mobilisation contre la réforme des retraites a succédé aux manifestations des « gilets jaunes ». La tension sociale, politique, était forte. L’épidémie l’a accentuée. Pour les plus méfiants, le masque devient un emblème. Un nouvel instrument répressif. Un « bâillon démocratique », même. Peu importe que le masque filtre une quantité importante de virus. Pour ses détracteurs, il n’a qu’un but, en réalité : les empêcher de parler, au sens propre et au sens figuré. Dans mon quartier, sur un mur, une affiche le dit simplement : « la colère ne restera pas confinée ».

Ce rejet qui parcourt le pays est diffus. Il est minoritaire. Mais il prend de l’ampleur. Dans une pâtisserie du Loir-et-Cher, une vendeuse pose son masque. Elle en a assez. A quelques centaines des mètres, l’épidémie a décimé une maison de retraite. « Des gens en fin de vie », balaie-t-elle. Ce qui la préoccupe, elle, ce sont les intentions du gouvernement : « Le virus l’arrange bien. On veut nous empêcher de manifester ». Des « gilets jaunes », justement, préparent une mobilisation qu’ils espèrent massive, nationale, le 12 septembre. Jean-Marie Bigard les soutient. Sur internet, l’humoriste compare le masque… à un slip : si le slip laisse passer les pets, explique-t-il, le masque laisse passer le virus ! Mais le comique prend parfois un air plus grave. Il évoque le référendum européen de 2005, le projet rejeté par une majorité de Français, et la manière dont les dirigeants de l’époque ont contourné leur vote, l’ont ignoré. Sur RMC, il pose la question : « Y a-t-il toujours une démocratie en France ? ». Au passage, il garde le sens des affaires. Sur son site internet, il vend des masques, lui aussi, mais enrichis d’un slogan : « Allez tous vous faire enculer ». Et aussi des tee-shirts explicites : « Bigard président ».

Tous ces « défiants» ont-il un point commun ? Pas vraiment. Antoine Bristielle a tout de même réussi à cerner une partie d’entre eux. Ce professeur de sciences sociales a interrogé plus de 800 membres de groupes Facebook hostiles au masque. Dans les colonnes du Monde, il détaille leur profil : ce sont majoritairement des femmes (à 60%), des quinquagénaires, et leur niveau d’études est relativement élevé (bac+2). Ceux qui rejettent le masque adhèrent aussi plus souvent que les autres aux théories du complot. Dans cette enquête, 52% des personnes interrogées croient en l’existence d’un « complot sioniste » et 56% adhèrent à la thèse du « grand remplacement ». 

Mais si nous ne regardons que les complotistes, nous manquons une grande partie de la réalité. La tension surgit parfois là où on ne l’attend pas. Chez Bernard Henri-Lévy, par exemple. Sur Twitter, l’essayiste assène des messages péremptoires : « Il ne PEUT pas y avoir de deuxième vague semblable à la première », « Le rebond n’est pas celui de la maladie mais de la peur », etc. Le dernier objet de sa colère ? Les porteurs asymptomatiques, dont la détection pose tant de difficultés : « Molière a inventé le malade imaginaire, tance BHL. Voici venu le temps du malade sans le savoir, c’est-à-dire asymptomatique»… Sur Twitter encore, le journaliste Jean Quatremer, très suivi, vitupère contre des mesures « technocratiques », « arbitraires », ou incohérentes. Il alimente un débat nécessaire. Ces mesures sont lourdes. Mais le journaliste dénonce dans la foulée ce qu’il appelle une « dictature hygiéniste». Pourquoi jeter de l’huile sur le feu ? Les mots ont-ils un sens ? 

Le professeur Raoult, encore lui, s’érige en résistant face à un pouvoir oppresseur : sur Cnews, il s’inquiète certes de ce climat « clivant, conflictuel, dans une société fragile, qui surréagit » mais dénonce, à son tour, les « dictateurs en puissance » ! Et, comme d’habitude, il assène ses convictions, énoncées comme des certitudes intangibles. Peu importe que le célèbre professeur ait, lui-même, plusieurs fois changé de certitudes. Tout est dans le ton. Ceux qui refusent de comprendre sont, au mieux des naïfs, des imbéciles, au pire des complices de la « dictature ». 

Cette tension est-elle nouvelle ? Oui et non. Le Monde, dressant le portrait d’Albert Camus, rappelle ses mots : « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison ». C’est l’écho d’une autre époque. Il y a longtemps que les doctrinaires sont sans pitié. Mais, à l’époque de Camus, encore y avait-il une apparence de conflit idéologique. Aujourd’hui, nous assistons à une flambée d’agressivité parfois sans objet. Bien au-delà des affrontements politiques habituels. Une tension plus large s’est installée. Une envie d’en découdre, jusqu’à l’absurde. Elle déborde le terrain des convictions, et s’invite sur les plateaux télé, sur les réseaux sociaux, et, de plus en plus, dans la rue. L’autre est un adversaire. Cette montée de la tension a des visages bien connus : Donald Trump, Jair Bolsonaro, ou, chez nous, des polémistes en vogue comme Eric Zemmour. Mais comment et pourquoi cette hargne s’est-elle installée au cœur de nos vies ? Aujourd’hui, une question de santé peut devenir un objet de conflit. L’épidémie est l’otage de cette tension. Un nouveau terrain d’affrontement, un de plus, dans un pays fracturé. Nous l’avons vu, ces dernières années, chez certains opposants aux vaccins. Avec le coronavirus, nous franchissons une nouvelle étape. 

Au milieu du fracas, les vrais spécialistes expriment, eux, des positions nuancées, écho de leur propre incertitude. Leur apprentissage du virus est irrégulier, ponctué de révisions, d’intuitions, d’hésitations, de petites vérités chèrement acquises. Ils exposent ce qu’ils ont compris, appris, au fil des mois. Ils préconisent le port du masque, comme le lavage des mains. Encore et toujours, ils recommandent l’isolement provisoire des malades, potentiels ou avérés. Pour la suite, ils ont des hypothèses, des intuitions, mais pas de certitude. Dans la cacophonie, l’affrontement, ils n’ont aucune chance de s’imposer. Ils sont inaudibles. 

Ces derniers jours, à Londres, aussi, des manifestants ont dénoncé la « dictature médicale ». A Berlin, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont défilé, et plusieurs centaines, des militants d’extrême-droite, ont tenté d’envahir le Reichstag, le parlement allemand. Aux États-Unis, Donald Trump lui-même utilise la pandémie pour attiser les tensions. Il met en scène ce nouveau clivage : la médecine contre le peuple. Il oppose les scientifiques aux défenseurs de la « liberté » – la liberté de ne pas se protéger, et de ne pas protéger les autres. Le président américain soutient des manifestants hostiles aux recommandations sanitaires. Il les encourage à s’élever contre l’État. Dans l’air flotte un parfum de guerre civile. Donald Trump va si loin que Barack Obama rompt avec la tradition. Il condamne publiquement la dérive de son successeur, et s’alarme d’un danger existentiel pour les États-Unis : « Nos institutions démocratiques sont menacées comme jamais elles ne l’ont été ». Notre démocratie, en France, est-elle plus solide ? 

Une réflexion sur “L’autre vague, par Jean Leymarie

  1. Si l’on veut éviter les glissades de moins en moins contrôlés, et en réponse le triomphe du n’importe quoi permanent, il va falloir progresser singulièrement dans notre capacité à piloter les situations illisibles de notre temps. On peut lire Patrick Lagadec : Pilotage de crise en terre inconnue – Guide de réflexion-action 2020, 27 août 2020 :
    https://www.linkedin.com/pulse/pilotage-de-crise-en-terre-inconnue-guide-2020-patrick-lagadec/?published=t

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