Dire que les situations d’urgence rassemblent les gens est un lieu commun. Et pourtant, les impératifs énoncés par les experts, les gouvernements et les entreprises semblent suggérer l’inverse : c’est désormais par la « distance sociale » que l’on manifeste son souci d’autrui.
Plutôt que de prendre soin des autres – et, possiblement, de les infecter –, le mieux que vous puissiez faire pour la société et de prendre soin de vous-même dans un isolement connecté numériquement. Et pourtant il serait faux de penser que la crise du coronavirus va seulement renforcer l’égoïsme dont souffrent déjà les sociétés occidentales. Comme la grippe espagnole de 1918 et d’autres expériences partagées de vulnérabilité, cette pandémie pave la route d’une prise de conscience collective : nous avons absolument besoin d’infrastructures publiques – et pas seulement dans le domaine de la santé.
Le sentiment qu’il y a de moins en moins de cohésion sociale dans nos démocraties est justifié. Une récente enquête française a montré que trente-cinq pourcent des gens pensent qu’ils n’ont absolument rien en commun avec leurs concitoyens. Aujourd’hui, les plus riches font sécession dans des espaces protégés ; certains rêvent même à une fuite dans l’espace ou dans des lieux inaccessibles (pensez aux fantasmes poursuivis par des billionaires de la Silicon Valley, comme Peter Thiel et Elon Musk). Pendant ce temps, les plus pauvres participent à peine à la société dans son ensemble – et certainement pas aux élections, une tendance que l’on observe depuis longtemps déjà aux États-Unis mais qui affecte aujourd’hui également d’autres démocraties.
Ces tendances ont des causes qui les dépassent. Après la fin de la guerre froide, il est apparu de moins en moins évident de comprendre pourquoi nous avions besoin de nos concitoyens : avec la mondialisation de la chaîne d’approvisionnement, c’est comme si nous pouvions nous passer de leur force de travail ; avec le libre-échange, nous semblions n’avoir plus besoin d’eux comme consommateurs ; et, avec la fin de la conscription de masse, nous semblions pouvoir nous passer d’eux comme soldats.
Les institutions qui unissaient les citoyens dans un objectif collectif se sont affaiblies : les églises, les syndicats, les partis politiques ont connu une hémorragie de leurs membres. Pourquoi ressentir de la solidarité ou s’inquiéter des inégalités en l’absence de toute perception d’interdépendance – de la notion que nous avons, au bout du compte, tous besoin les un des autres et que nous sommes tous dans le même bateau ?
La solidarité n’a rien de sentimental. Elle implique que l’on se soutienne mutuellement en cas de catastrophe, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que l’égalité. Les historiens ont un argument fort déprimant à ce sujet : seul le déploiement de la violence à grande échelle ou d’autres catastrophes – comme des pandémies – a jamais mené à un aplanissement des inégalités.
Une des raisons pour lesquelles ces catastrophes mènent à plus d’égalité est qu’elles anéantissent la richesse, un effet que l’économiste français Thomas Piketty a aussi mis en exergue. Mais à part cet effet de destruction pure, les crises pourraient mener à quelque chose de plus constructif : à la volonté déterminée de s’aider mutuellement, au sentiment, pour paraphraser W.H. Auden, que nous devons nous entraider, ou mourir.
La souffrance partagée démontre que notre perception de l’individualisme est illusoire. L’isolement connecté repose sur le fait que nos citoyens qui produisent et distribuent la nourriture, comme tous ceux qui participent à la chaine de distribution, contraints à travailler parce qu’ils vivent sans filet, pourraient être contagieux. Ce que le juriste Jed Purdy a appelé le « pouvoir de se retirer » (power to withdraw) dépend de la pression éprouvée par les travailleurs.
La Seconde Guerre mondiale a joué un rôle crucial dans l’élan pour un service de santé national en Grande-Bretagne. Une fois que les aristocrates et les travailleurs s’étaient battus ensemble, il était bien plus difficile d’en nier les bénéfices fondamentaux partagés.
Il est moins connu que la grippe espagnole avait déjà créé le sentiment, dans l’entre-deux guerre, que l’on avait désespérément besoin d’une surveillance sanitaire adaptée et de traitements gratuits et efficaces. Les eugénistes avait certes affirmé qu’il fallait blâmer les immigrants et ces irresponsables de pauvres d’avoir propagé la maladie, mais il apparut clairement que le problème était lié à l’insalubrité des environnements et au sous-développement des États.
En Suède, la pandémie a révélé la misère noire dans laquelle vivaient les pauvres. On trouva des enfants malades à même le sol, dans des habitats dépourvus de lits. L’État providence – appelé « folkhemmet », ou « la maison du peuple » – allait mettre un terme, une bonne fois pour toutes, à ces conditions d’existence ; cela n’eut pas tant pour effet de niveler les citoyens (les capitalistes suédois vivaient très confortablement dans le folkhemmet) que de permettre aux gens de se protéger des risques collectifs.
Bien sûr, toutes les crises ne rassemblent pas les gens. Certaines les divisent – la crise climatique en est un exemple évident. Mais l’expérience actuelle de vulnérabilité partagée est si viscérale que les entrepreneurs de la politique, qui tirent d’habitude profit de la polarisation, risquent fort d’avoir du mal à convaincre les citoyens que tout ceci est une fausse alerte, ou relève de la guerre partisane.
Il est vrai que, dans la « guerre culturelle », la compétence est toujours attribuée à un seul camp, et les experts sont suspectés d’être des « élites libérales » condescendantes ; en Italie et aux États-Unis, les anti-vaxx et les populistes ont réussi à réduire la confiance que les citoyens ont dans les conseils sanitaires gouvernementaux à un niveau dangereusement bas.
Mais les choses changent quand votre vie – ou celle de vos grands-parents – dépend directement des experts, et quand vous réalisez qu’aucune résidence sécurisée ne peut tenir un virus à distance. Comme Jonathan D. Quick, ancien président du Global Health Council l’a avancé, on n’est jamais plus en sûreté que dans le dernier endroit sûr. Voilà qui sonne comme une version du mot des Wobblies, le syndicat radical, selon lequel « une blessure faite à l’un est une blessure faite à tous. » Personne ne peut acheter l’immunité, encore moins l’immortalité ; personne ne peut se laver les mains des conditions qui font que les États-Unis ressemblent plus à un État déchu qu’à une démocratie fonctionnelle.
Il y a dix ans, l’historien Tony Judt écrivait que « si la démocratie sociale a un avenir, ce sera une démocratie sociale fondée sur la peur. » Il est certain que la peur peut toujours être tournée contre les étrangers – une chose que les populistes de droite s’efforcent de faire en ce moment même. Mais elle peut aussi nous encourager à voir par-delà le brouillard de l’individualisme de pacotille et à réaliser que l’interdépendance nécessite une infrastructure adéquate – que l’on parle d’un système de santé public ou d’une infrastructure de l’information dans laquelle les plateformes comme Facebook seraient contraintes de supprimer les mensonges qui nous coûtent des vies.
Une grande impulsion économique, comme la Maison Blanche le propose, est une bonne chose, mais c’est d’un changement structurel que nous avons désespérément besoin ; la charité est chose appréciable, mais ne masquera jamais un gouvernement dysfonctionnel ; et on ne saurait compter sur les entreprises, qui sont par définition vouées au profit (et doivent maintenant être sauvées) pour prendre soin de nous.
Jan-Werner Müller est l’auteur de Qu’est-ce que le populisme?, paru en 2017, et de La Peur ou la liberté, à paraître.
Cette tribune a initialement été publiée dans les pages du New York Times.