Un projet de Samuel Challéat, Nicolas Farrugia, Amandine Gasc, Jérémy Froidevaux
Samuel Challéat est l’auteur de Sauver la nuit.

Depuis la mise en place, à travers le monde, de mesures plus ou moins strictes de confinement des populations et de distanciation sociale, nombreux ont été les articles de presse incitant les citadins à contempler ce que d’aucuns présentent déjà comme une renaturation, voire un ré-ensauvagement, des espaces urbanisés. Peut-être traduisent-elles simplement un besoin de ne pas se laisser emporter dans un tourbillon de nouvelles anxiogènes sur le plan sanitaire et socio-économique ? Quoiqu’il en soit, il n’en reste pas moins vrai qu’avec la mise en place de mesures de confinement, les oiseaux font à nouveau entendre leurs cris et leurs chants dans les rues de nos villes, et jusque dans les centres d’acier, de verre et de ciment des mégapoles. En révélant la richesse des sons d’origine animale jusqu’alors occultée par une multitude de sons d’origine humaine, la diminution soudaine des flux physiques urbains façonne des paysages sonores littéralement extraordinaires. Dans ce contexte et par le projet collaboratif Silent·Cities, un petit groupe de quatre chercheurs en géographie environnementale, en biologie, en écologie et en intelligence artificielle s’est rapidement organisé pour mettre sur pieds un projet collaboratif visant à documenter ces paysages sonores atypiques à l’aide de relevés acoustiques dans de nombreuses villes du monde.
Des paysages sonores atypiques dont il faut garder trace
Le lundi 16 mars 2020, le gouvernement français annonce la mise en œuvre de mesures strictes de confinement applicables à l’ensemble du territoire national à partir du 17 mars à midi. Dans l’après-midi du 16 mars émerge — au détour d’un Tweet lancé à la cantonade puis d’un courriel envoyé à quelques collègues — l’idée de documenter les effets du confinement alors imminent sur les paysages sonores urbains, et ce à l’aide d’un protocole qui devra être nécessairement le plus léger possible. S’il nous faut absolument faire dans l’ultralight pour ce protocole, c’est parce qu’un problème demeure : la nature même du confinement nous interdit les habituelles manipulations et expérimentations in situ, celles que nous avons l’habitude de pratiquer quand nous chargeons nos Pelicase dans les coffres des voitures pour partir « sur le terrain », celles que l’on a patiemment préparé en laboratoire et durant de longues réunions, celles qui font appel à des protocoles bien précis. C’est chose bien compliquée que de vouloir pratiquer une science de plein air, au plus près des lieux, des contextes et des spécificités lorsque soudainement votre environnement n’a pour seul horizon que quelques fenêtres, un balcon, une cour ou bien, dans le meilleur des cas, un jardin…
De fait, notre salut était à chercher dans la mobilisation d’un réseau ou, en d’autres termes, dans la mise en œuvre d’un dispositif collaboratif. Trois étapes très concrètes sont alors absolument nécessaires pour permettre cette collaboration. Tout d’abord, proposer un protocole standardisé qui, tout en étant suffisamment simple pour pouvoir être mis en œuvre dans le respect des mesures de confinement, autorise néanmoins la collecte d’enregistrements de suffisamment bonne qualité pour assurer leur validité du point de vue de l’analyse scientifique. Ensuite, fournir une plateforme permettant à chacun de s’inscrire et de téléverser ses enregistrements. Enfin, s’engager à publier le jeu de données suivant les critères de la science ouverte en prenant soin de mentionner l’ensemble des participants — chercheurs ou non — en co-auteurs. En outre, et toujours dans l’intérêt d’une science qui soit la plus ouverte possible, tous les enregistrements acquis sont sous licence Creative Commons.

le 18 mars, après deux jours de travail intense, nous étions en capacité de diffuser une première proposition au sein de nos réseaux respectifs. Scientifiques, naturalistes amateurs, journalistes ou encore artistes équipés de matériel de captation sonore ont très vite pris contact avec nous pour discuter et améliorer le protocole proposé. Par effet boule de neige, Silent·Cities s’est très rapidement internationalisé puis globalisé, révélant par là-même un réseau inédit de professionnels et amateurs de field recording. Le projet peut désormais compter sur plus de 180 personnes issues de 32 pays du monde entier, et de nouveaux participants continuent de nous rejoindre quotidiennement.

Pourquoi garder ces traces ?
La pollution sonore est un phénomène auquel le vivant doit désormais faire face dans une grande partie du monde. Les sources de bruit d’origine anthropique sont multiples, d’une grande variété, réparties de façon non uniforme dans l’espace et peuvent donc être rencontrées jusque dans des milieux très isolés, voire “sauvages” — pensons seulement au bruit des avions de ligne survolant à haute altitude les massifs montagneux ou les grands espaces inhabités. Reste que la production de bruit d’origine anthropique est essentiellement concentrée dans les espaces à dominante urbaine : véhicules motorisés, machines, usines, chantiers, manifestations et autres événements extérieurs se produisant dans l’espace public ou dans des stades ouverts, par exemple. De leur côté, les écoacousticiens ont souvent tendance à éviter la pollution sonore en sélectionnant pour leurs enregistrement acoustiques des endroits éloignés des villes, des lieux dans lesquels le bruit des activités humaines ne masque pas les sons de la nature. En conséquence, il se pourrait que nous ayant une meilleure connaissance de la biophonie de certaines forêts tropicales que de celle de nos villes, de notre environnement immédiat.

On sait, depuis Jean de La Fontaine, ce qui distingue Le Rat de ville et le Rat des champs. Ce dernier n’est pas grand amateur du tumulte de la ville, qui empêche de manger en toute quiétude — “ Ce n’est pas que je me pique / De tous vos festins de roi ; / Mais rien ne vient m’interrompre ; / Je mange tout à loisir. / Adieu donc ; fi du plaisir / Que la crainte peut corrompre”. Les chercheurs se sont-ils inspiré de cette fable pour initier les nombreux travaux ayant comparé les réactions de “l’Oiseaux des villes” et de “l’Oiseaux des champs” au bruit d’origine anthropique ?
Les premières études en la matière, souvent menées en laboratoire, ont eu tendance à se concentrer sur le stress généré par le bruit chez les oiseaux et sur les réponses qu’ils y apportent. Réactions de fuite ayant pour effet une vidange du milieu, modifications comportementales — par exemple lors de la recherche de nourriture, ou lorsque les oiseaux évitent purement et simplement des zones affectées par le bruit qui vient perturber leur communication — ou encore diminution du succès reproducteur et augmentation des dépenses énergétiques sont autant de conséquences directes observées chez de nombreuses espèces. Plus récemment, des études de terrain ont permis de montrer que certains oiseaux sont en mesure de compenser en partie les effets du bruit d’origine anthropique, par exemple en modifiant ou décalant l’amplitude de leurs vocalises, en changeant la périodicité ou la hauteur de leurs chants et de leurs cris — par exemple les cris de contact social avec leurs congénères. Certains oiseaux vont jusqu’à décaler leurs vocalises dans le temps, et ce pour éviter la concurrence des bruits issus de la circulation aux heures de pointe. Mais quoiqu’il en soit et malgré cette “plasticité comportementale”, la performance vocale des oiseaux se trouve affaiblie en milieu urbain, réduisant d’autant leur succès reproducteur et leur capacité à défendre un territoire.
Reste qu’il est particulièrement difficile de déterminer plus finement les effets du bruit d’origine anthropique sur la faune en liberté, dans la mesure où le chercheur est souvent bien en peine de se défaire d’une multitude de facteurs confondant en isolant le bruit comme seule variable testable. Ici, la réduction drastique de la pollution sonore induite par le confinement donne aux scientifiques une occasion unique non seulement de documenter bien plus finement et précisément qu’en temps normal les sons produits par des animaux tels que les oiseaux, les amphibiens ou encore les insectes vivant en milieu urbain, mais également d’étudier in vivo les effets de la variation du bruit d’origine humaine sur leurs comportements.

Un projet pour nourrir les questionnements de l’écologie urbaine
Au-delà des contributions spécifiques à la biologie, à l’écologie des populations ou encore à l’écologique comportementale et évolutive, les enregistrements recueillis par le projet Silent·Cities devraient également permettre l’exploration de nombreuses questions au prisme de l’interdisciplinarité. Cette interdisciplinarité est d’autant plus nécessaire que la plupart des enregistrement sont de facto réalisés en milieu urbain ou sous influence urbaine, précisément là où la notion d’écosystème « (semi-)naturel » laisse place à celle d’écosystème urbain. Plus que toute autre branche de l’écologie, l’écologie urbaine — celle-là même qui prend pour écosystème d’étude la ville dans sa globalité, sans en déconsidérer les composantes abiotiques — ne saurait faire l’économie d’une approche couplée entre environnements et sociétés. L’approche à l’aide du cadre conceptuel holistique — c’est-à-dire intégrateur et interactionniste — des « socioécosystèmes » (ou « systèmes socio-écologiques ») prend ainsi tout son sens.

Afin d’alimenter ce cadre d’analyse, le déploiement du protocole sur le moyen terme (plusieurs mois, depuis la phase de confinement jusqu’à la phase de retour à la « normale » — notion qu’il nous faudra questionner — du métabolisme urbain) est bien sûr nécessaire, mais largement insuffisant. Tout comme serait insuffisant le seul croisement des métriques bio/éco-acoustiques avec des métriques météorologiques ou physiques. C’est donc bien un effort d’imagination qu’il nous faudra fournir pour trouver divers indicateurs — tant quantitatifs que qualitatifs — économiques, sociaux, géographiques ou encore politiques reflétant la dynamiques des modifications profondes, actuelles et à venir, de nos usages des espaces urbains. Nous pensons ici à des données montrant l’évolution des déplacements domicile-travail, la réouverture progressive des écoles et des universités, le réinvestissement individuel des espaces publics et de convivialité, ou encore aux enseignements qui pourront être retirés d’enquêtes explicitant les effets du confinement sur notre bien-être, la qualité du cadre de vie, ou encore l’évolution de nos relations au vivant non humain — par exemple au prisme d’une reconsidération des services culturels rendus par la biophonie suite à la résurgence, dans notre espace sonore quotidien, des sons d’origine naturelle.
À travers ce projet, notre objectif est donc d’apporter une contribution originale à la connaissance et à la compréhension des socioécosystèmes urbains, ceux dans lesquels la majorité d’entre nous évoluons chaque jour mais auxquels nous ne prêtons que peu d’attention. Souhaitant cette contribution la plus ouverte possible, nous rendons dès à présent la sonothèque du projet Silent·Cities accessible au public sur le site de l’Open Science Foundation. Il ne fait aucun doute que le champ interdisciplinaire des sciences de la conservation fera bon usage de ces enregistrements et que ce projet contribuera à alimenter un discours collectif plus large qui vise à communément penser et peut-être redéfinir l’espace de vie que nos sociétés acceptent de partager avec le vivant non humain parmi lequel elles évoluent. Mais au-delà de la seule communauté scientifique, nous aimerions que toutes les personnes intéressées par des questions aussi diverses que celles des paysages sonores, des politiques urbaines en matière de préservation de la biodiversité ordinaire ou de la qualité du cadre de vie s’approprient ces enregistrements, y compris — surtout ! — pour des usages que nous n’aurions pas prévus…

Les auteurs
Samuel Challéat : Géographie environnementale, Toulouse 2 University, CNRS, GEODE (chercheur invité), Toulouse, France.
Nicolas Farrugia : Apprentissage machine & deep learning, IMT Atlantique, CNRS, Lab-STICC, Brest, France.
Amandine Gasc : Écologie de la conservation, Aix Marseille Université, Avignon Université, CNRS, IRD, IMBE, Marseille, France.
Jérémy Froidevaux : Biologie de la conservation, University of Bristol, School of Biological Sciences, Bristol, UK.