Journal du 11 avril
Prenez soin de vous !
Depuis que sévit le (ou la ?) Covid-19, on se dit les uns aux autres au moment de se séparer : « prend bien soin de toi », « prenez soin de vous ». À ce niveau des relations interhumaines, je constate une évolution très rapide ; aussi rapide que le renoncement à la bise ou au serrement de main. À la fin des conversations téléphoniques, en bas des mails, dans la presse, de la part des annonceurs, quand on salue une connaissance rapidement croisée au moment des courses, encore et encore : « prends soin de toi ». Une expression apparemment calquée sur l’anglais : « take care », « take a very good care of yourself ».
Une amie m’a affirmé que ce « prends soin de toi » est de mauvais augure. Elle n’a pas développé mais sa réflexion m’a étonnée, alors je pars de là : a-t-elle associé cette injonction à l’idéologie ultralibérale qui prescrit que chacun s’occupe librement de ses affaires en comptant sur le cumul bénéfique et autorégulateur des contributions de chacun — et ce au moment même où la fausseté de cette idéologie éclate ? Serait-ce une incitation à se centrer encore plus sur soi que ne l’imposent le confinement et, pour ceux qui y sont sujets, la peur de la maladie ? Le cas échéant, ce serait le comble de l’individualisme en cette période étrange où l’on peut légitimement penser que rien n’est plus précieux ni nécessaire que la solidarité, et qu’il est plus éthique de s’occuper des autres plutôt que de soi-même. Ce serait aussi le comble de l’égocentrisme, car cela vous encouragerait à placer votre santé (ou confort) au-dessus de toute autre considération, quitte à voler du matériel médical pour satisfaire vos besoins personnels. Si le « soin de soi » est la fin, où se trouve le critère de la sélection des moyens ?
Si je me lance dans cette petite recherche, c’est moins par intérêt pour les très actives théories du « care » que par ailleurs j’apprécie beaucoup, qu’en raison de ma propension à me méfier a priori des raisonnements mobilisant un antagonisme entre l’individuel et le social, et même à éprouver une réaction épidermique de rejet à leur égard. Dans le cas présent, je ne vois pas très bien comment l’effort « collectif » pourrait se passer de la contribution individuelle des malades comme des bien-portants. Et je ne vois pas non plus que chacun, individuellement, puisse se passer des soins de la « société » et de la puissance publique — besoin authentifié, dans bien des commentaires sur la période actuelle, en termes du « retour de l’État » — qui est à la politique ce que les canards apparus dans les rues sont à Paris, quelque chose qui était bien là mais dont on avait oublié l’existence.
En fait, prendre soin de soi signifie plusieurs choses. Si cela implique de s’occuper consciencieusement de rester en bonne santé, alors, en effet, le risque d’un certain individualisme est envisageable. Au-delà du recours à une panoplie de précautions pour se prémunir des germes ou à l’absorption de cocktails de vitamines pour « renforcer son organisme », je pense à l’importance aujourd’hui de la recherche du bien-être personnel, du régime alimentaire idéal, des bons produits, des méthodes de développement de soi. Je n’ai aucun mépris pour toutes ces préoccupations. Je crois qu’elles sont moins les contenus d’un nouvel hédonisme ou ce qui résulte de l’intériorisation d’une injonction d’origine marchande à être heureux et bien dans sa peau que des tentatives de découvrir par soi-même des solutions pour échapper aux circonstances souvent mensongères, manipulatrices, parfois destructrices, de notre environnement et de notre dépendance extrême à l’égard de facteurs lointains, globalisés et difficiles à identifier. Prendre soin de soi est alors dicté par une méfiance à mon avis justifiée à l’égard de nos pourvoyeurs de produits et de services en tout genre, y compris à l’égard du système général qui nous confine dans le rôle de récipiendaires passifs ou d’utilisateurs de choses dont la « traçabilité » est impossible.
Il y a un danger cependant à cela. À l’extrême, river son attention sur son bien-être ou sa santé, au risque de développer une forme ou une autre d’angoisse hypocondriaque dont les médecins de l’âme en ligne enregistrent actuellement la résurgence colossale, ce n’est une bonne chose ni pour soi ni pour les autres. Cela conduit plutôt à se rendre malade. Personne ne peut sincèrement souhaiter à autrui de s’enfermer dans les limites étroites de son intériorité afin de la scruter, de se mettre à l’affût de ses mouvements les plus fins, de procéder à quantité de petites variations pour la satisfaire, de s’en inquiéter tellement qu’en « prendre soin » absorbe toute son énergie et son temps.
Voilà en quoi consiste un certain type d’individualisme. Tocqueville est précieux en la matière : dans sa Démocratie en Amérique, l’individualisme, une « passion récente », est indexé sur la « passion de l’égalité ». Schématiquement, il consiste à s’isoler d’abord de « la masse de ses semblables » puis des cercles de plus en plus rapprochés, tout en s’enfermant de plus en plus en soi-même par défiance, mépris puis indifférence à l’égard des autres. La crainte de la maladie contagieuse pourrait entrer dans ce cadre. Un tel isolement est évidemment desséchant. Il prive de la compagnie des autres, des plaisirs de la conversation ordinaire, de l’échange des idées, et du sens éthique qui vient de l’expérience de l’association, privée ou publique. Faute de tels échanges, l’imagination se tarit, les émotions s’amenuisent, les pensées s’uniformisent. Il en résulte que plus les gens sont isolés, plus ils se ressemblent.
Cependant, prendre soin de soi ne consiste pas uniquement à apporter à un « soi » par avance constitué (il ne l’est pas) des soins appropriés ; c’est peut-être en priorité se soucier d’avoir un vrai soi, une personnalité à soi, du caractère, dirait Emerson. Bref, une individualité. Et voilà une autre version de l’individualisme : il ne s’agit plus de rentrer en soi mais au contraire d’en sortir ; voyager et non s’isoler des autres, se relier et non rentrer en soi — ce qui, il faut le dire, garantit souvent de se trouver en très mauvaise compagnie, tant le soi est tyrannique, étriqué, prévisible, tellement limité ; bref substituer au soi prison un soi tremplin pour un grand saut dans le monde.
Cela n’a rien d’évident, tout le monde le sait. Si « prendre soin de soi » implique se mettre en situation de développer son individualité (et, par extension, se disposer à recevoir même ce qui n’était pas prévu, sélectionner les ressources, exiger (c’est politique) une redistribution telle que les « nourritures » (selon Corinne Pelluchon) nécessaires à l’individuation soit effective, etc., alors la tâche est immense. Pour le coup, cela réclame beaucoup d’imagination, des efforts et aussi de l’intérêt pour ce qui n’est pas soi. Alors que le premier individualisme consiste à aller unilatéralement de l’extérieur vers l’intérieur, ce qui se solde par la perte du pouvoir de se connecter avec le dehors, le second dépend du mouvement inverse : aller de l’intérieur vers l’extérieur.
De fait, en anglais, c’est exactement cela que signifie : take care. Je viens de faire une petite recherche qui confirme ce point (recherche assez laborieuse et donc superficielle je dois dire, car par suite de ma décision, careless, dont j’aurais dû percevoir le danger, de profiter du confinement pour changer de fournisseur d’accès, l’internet m’a quittée pour une durée indéterminée. C’est le coup de grâce. Cela dit, la 1 ou 2 G de mon téléphone transformé en modem paresseux tempère mon sentiment d’être victime d’une dose mortelle de confinement supplémentaire).
Take care est une expression ancienne utilisée depuis la deuxième moitié du xvie siècle. En anglais, le mot « care » signifie « se sentir concerné, avoir le souci de, s’inquiéter de. Il y a de l’angoisse dans le care, qui vient de caru, cearu, « sorrow, anxiety, grief » et aussi fardeau de l’âme, attention soutenue, anxiété causée par l’appréhension d’un mal ou d’un danger[1]. Dire à quelqu’un take care, c’est lui recommander de s’inquiéter de quelque chose, par exemple de la circulation automobile au moment de traverser la rue, ou de la santé de ses proches. Prends garde ! Le care est alors relatif à l’examen attentif de la situation en vue de s’y ajuster, de ne pas en être la victime. Une sorte d’enquête ordinaire relevant de la persévérance dans la vie est requise. D’où la question : comment vas-tu ?
Ceci étant, en anglais existe aussi cette expression plus tardive, take care of yourself. Entre cette expression et le français « prends soin de toi », il n’y a pas grande différence. À ceci près : l’anglais se lit plus facilement selon les deux individualismes que j’ai indiqués, c’est-à-dire comme mouvement à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur. D’ailleurs, si vous souhaitez mettre l’accent sur l’intérieur, l’ego, le soi, vous pouvez dire : take a good care of yourself. Le soin est alors substantivé et privatisé. Au lieu d’un processus, on obtient un état. Ce n’est pas ce qui est recherché.
J’ai laissé en marge les questions éthiques de la prise en charge et de la sollicitude qui, à mon avis, reposent sur la considération de la vulnérabilité des personnes, tandis que l’expression take care repose plutôt sur leur renforcement. Elle a aussi l’avantage de ne pas s’appliquer pas exclusivement aux relations interhumaines. Prends garde, fais attention à ce qui se passe, inquiète-toi de rester présentable et en bonne santé et pour cela, examine le monde autour de toi, connecte-toi avec les choses et les gens. Et réciproquement : observe le monde et, pour cela, fais attention.
C’est ce qui est enseigné aux enfants, afin qu’ils ne soient ni confinés ni perdus : pendant des années, leurs parents et leur entourage doivent leur apporter les soins nécessaires, chaque enfant étant au départ totalement dépendant. Mais le soin est tel s’il mène l’enfant à prendre le relais en ce qui le concerne, lui et d’autres êtres reliés. Il doit apprendre à prendre soin de lui, à se prendre en charge. Il faut qu’il prenne régulièrement un bain puisque ses parents l’ont baigné mille fois pour qu’il soit bien propre (c’est un propos attribué ( ?) à Hillel l’ancien). Il pourra alors apporter à ses enfants les soins qui à leur tour les mèneront vers le sens de l’existence et de l’indépendance. Dans le « prendre soin », l’intérieur et l’extérieur, soi-même et autrui, l’individuation et la socialisation, sont clairement liés. J’ai lu quelque part à propos de l’expression « take care of yourself » qu’elle peut vouloir signifier : prends soin de toi car je souhaite pouvoir te revoir. Tout est là.
Pour finir, voici une maxime très célèbre tirée du Pirkei Avot (Maximes des pères, I : 14) que je cite sans commentaire, sinon pour dire que Hillel l’ancien le babylonien, né en 110 avant notre ère, en est l’auteur ainsi que du traité de la Michna dont elle est extraite :
« Si je ne suis pas pour moi, qui est pour moi ? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ? Et si pas maintenant, quand ? »