— Comment se fait-il que les faits placés sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Le Coronajournal de Joëlle Zask

Marseille, le 20 mars

— J’écris ce texte en compagnie de mes souvenirs, de mes livres, de l’internet (béni soit-il) et aussi en m’observant moi-même de la manière la plus objective et distanciée possible, non pour me raconter ou dire quelque chose de l’espèce humaine en général, mais pour identifier le va-et-vient entre espérer et craindre, croire et savoir, résister et céder face au phénomène aujourd’hui le plus préoccupant : la pandémie de coronavirus. Essayer d’en penser quelque chose qui soit de mon fait.

Je vis seule avec mon chat. Plus exactement : nous partageons un même espace, mon chat et moi. Comme il ne va pas bien depuis quelque temps, je l’ai amené hier chez le vétérinaire de mon quartier, à Marseille, vers la Plaine, et j’ai appris que son mal consiste en un lymphome qui a atteint tout son intestin. Pas sûr qu’il s’en sorte. Tristesse. Je deviens son infirmière, réalisant à très petite échelle ce que soigner implique. Il faut à la fois de l’empathie qui fragilise et de la force pour deux. À 20 heures, je me mets à l’unisson avec les voisins à la fenêtre et j’applaudis le personnel médical. La ville entière résonne de battements de mains, de cris et de sifflements. En bas, la rue, déserte, est annulée. L’espace d’un instant, la vie sociale a lieu dans les hauteurs. Nous ressemblons à des oiseaux qui passent la tête hors de leurs nids disposés dans les parois verticales d’une falaise. Il y a beaucoup de voisins, même immédiats, que je vois, ou plutôt que j’aperçois, pour la première fois. En rentrant tout à l’heure d’une sortie pour exercice physique, j’ai remarqué que mes voisins de gauche ont déroulé depuis leur fenêtre un grand drap blanc où est inscrite en rouge leur solidarité avec le monde des soignants.

En cette période où la vie sociale est réduite à pas grand-chose tandis que rode le risque de la maladie, de la mort et de la débâcle, apprendre que mon chat est gravement malade me cause, en plus du chagrin, des regrets. Je me dis que si j’avais été plus présente, moins dans les trains, dans les avions, à courir de conférence en colloque, plus disponible pour l’observation des petites choses du quotidien, j’aurais peut-être réagi plus tôt, à une période où son cancer était moins avancé. Et aussi, un certain vertige. Il y a un effet de chute dans ces moments-là. Le chamboulement du dehors qui m’enferme à la maison me rend captive d’un chamboulement de l’intérieur. Voilà que ce paradigme de la stabilité, cette incarnation positive du quotidien, cette source continuelle d’apaisement, est plongé dans le chaos de la maladie. J’y suis entraînée.

— Comment se fait-il que les faits placés sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Cette question, je ne cesse de me la poser. Elle fait partie de mon travail. Je suis convaincue que la philosophie est une grande aide pour y répondre. C’est même sa vocation. Car de quel exercice relève-t-elle, sinon de signaler que la réalité, si proche qu’elle soit, ne nous est pas spontanément accessible ? Qu’il s’interpose entre elle et nous toutes sortes de filtres : des préjugés, des peurs et des projections, du déni, des idées mal faites et des préconceptions, l’ignorance aussi face à l’indicible, l’invisible, le trop petit ou le trop grand ? Qu’il faut savoir que saisir les choses, c’est, au terme d’un long parcours semé d’obstacles parfois insurmontables, leur donner un sens, ou renoncer à ce qu’elles en aient un ? De mon point de vue, philosopher n’est pas tant chercher à se connaître soi-même qu’à chercher à identifier les moyens de connaître le monde extérieur. C’est créer des méthodes d’observation et de contrôle des croyances, décider du chemin à suivre, accumuler des expériences en tout genre en évitant les clivages des spécialités et les divisions académiques, équilibrer les relations entre la conviction individuelle et la vérification collective. Dans l’idéal c’est penser sans frontière, ni intérieure ni extérieure.

Or il n’y a qu’une manière selon moi d’y parvenir : c’est de créer avec les choses sur lesquelles mon intérêt se fixe une relation telle que la situation de contact soit modifiée et, dans l’idéal, améliorée.

Se mettre entre parenthèses face à la chose en espérant adopter un point de vue parfaitement neutre est impossible. Je ne pense pas non plus que nous soyons irrémédiablement enfermés en nous-même et ne puissions voir le monde qu’à travers nos idées toutes faites et notre subjectivité. Je crois au contraire que chaque lien que nous parvenons véritablement à créer avec les choses et les êtres environnants est à la fois éducatif et potentiellement durable, parce que transformateur « dans les intérêts de la vie ». Je dois ces convictions à la philosophie pragmatiste pour laquelle j’ai la plus grande admiration. Quand j’ai lu pour la première fois un livre de John Dewey, j’ai ressenti une intense libération à l’égard des espaces confinés que configurent sinon les philosophes (je pense que tous ceux que nous continuons à lire depuis parfois des siècles mettent à notre disposition des réserves inépuisables de sens), du moins la manière dont nous les interprétons habituellement.

— Puis-je « philosopher » au sujet du phénomène du coronavirus ? Sans doute pas. Puis-je établir des liens tels qu’une bonne attitude en proviendrait ? Je n’en sais rien. Quand j’ai entendu parler de coronavirus à Wuhan pour la première fois, en janvier, j’ai visualisé, sans savoir pourquoi, une grande catastrophe. Il m’a semblé que des millions de gens allaient mourir et que les survivants allaient s’entre-tuer pour mettre la main sur des stocks de nourriture. Je peux dire que ce qui s’est passé depuis m’a plutôt soulagée. Enfin c’est encore le cas aujourd’hui. Peut-être pas demain. Peut-être sera-ce bien pire, comme le fait craindre le cas du nord de l’Italie.

Ce que j’ai imaginé est un cliché, qui est aussi celui autour duquel fonctionne le film de Soderbergh, Contagion, que j’ai découvert il y a quelques jours. Ce film de 2011 s’inspire de l’épidémie de SRAS de 2003 (SRAS veut dire « Syndrome respiratoire aigu sévère », viens-je d’apprendre d’un clic). Je l’ai trouvé extraordinaire. Il est fait de saynètes qui sont autant d’expériences, d’interprétations, de réactions individuelles face à un même phénomène qui jamais ne frappe deux fois de la même manière. Le caractère kaléidoscopique du film est l’une de ses grandes qualités. Face à la progression inexorable du virus qui se répand de manière exponentielle sans que rien ne puisse dévier sa trajectoire par rapport aux lois de la statistique, se déploie une poussière de situations chaotiques dont chacune témoigne d’un parcours singulier, d’une histoire unique. Ce n’est pas un film mais 20 films en un.

Je suis tombée dessus en déroulant les pages du site Popcorn time. D’habitude je n’utilise pas ce site mais ces temps-ci, sans VPN ni site illégal, il est difficile d’obtenir une connexion correcte à Marseille. Sans doute trop d’utilisateurs à la fois. Avant de cliquer, j’ai lu, comme d’habitude, les commentaires de la presse sur le site Allociné. Le film n’a pas été bien accueilli à l’époque de sa sortie. Selon mes journaux de référence, hormis ceux du Monde, les commentaires sont mauvais. D’après Les Cahiers du Cinéma : « Ouvertement américano-centré (…), le récit insiste du début à la fin pour désigner l’Asie comme foyer du fléau. Devant cette étrange localisation de la paranoïa, on quitte la science-fiction, et ce ne sont plus les mains qu’on a envie d’aller se laver à la sortie, mais les yeux. » Et d’après Libération : « Contagion enquille lourdeurs et clichés. Un film de malades. » On ne peut mieux dire. Marianne conclut : « Qu’a voulu nous dire Soderbergh ? Que le danger le plus terrible qui nous guette serait de nous toucher, et finalement de nous aimer ? (…) Une sacrée déception. » Je laisse le lecteur agrémenter ces évaluations des couleurs et des perspectives qu’il voudra suivant la manière dont notre période à l’ombre du coronavirus l’affecte.

Malgré ces commentaires décourageants, j’ai regardé le film. Comme souvent, comme toujours, la décision qui m’a paru parfaitement libre et inconditionnée, motivée par ma simple curiosité du moment pour le titre Contagion (dont j’ignorais d’ailleurs que Soderbergh était le réalisateur) (bizarrement Popcorn time n’affiche pas le nom de l’auteur) (comme si le destin du film était d’être consommé tel un produit d’origine inconnue) (ne faudrait il pas un affichage obligatoire comme sur les denrées alimentaires ?) s’est produite en même temps que des milliers d’autres la prenait également.

J’apprends, à la lecture d’un article en ligne du Figaro daté du 18 mars, que Contagion est cette semaine l’un des dix films les plus téléchargés sur la plateforme iTunes. Cela me fait plaisir et me conforte dans ma foi en la convergence des points de vue. L’originalité qui caractérise le fait d’être le seul ou la seule à faire ou à voir quelque chose n’existe pas, ou peu. De toute façon, comme l’écrivait Peirce, « ce qu’un homme est seul à voir n’est pas un fait, c’est une hallucination ». J’aime beaucoup cette phrase. Il y en a une autre, cette fois de John Dewey, qui dans une certaine mesure la complète : « L’originalité est une manière individuelle d’approcher un monde qui est commun à nous tous 1. »

Que les actes d’un nombre X de gens soient homogènes, voire apparemment identiques étant donné les limites de notre éventail de concepts disponibles et de notre imagination, est de toute manière tout à fait compatible avec le fait que chacun y soit arrivé en vertu d’un processus personnel dont le déroulé a contribué à la fabrique de sa personnalité.

Justement, pour en revenir à mes impressions du film, son protagoniste n’est pas la masse indifférenciée des humains terrorisés réduits à un comportement de survie stéréotypé, mais des individus bien distincts, incarnés par des actrices et acteurs sublimes, dont le caractère dispose selon les cas à faire face, à se dérober, à accepter, à nier, à être altruiste ou plutôt égoïste, etc. Parfois la contagion révèle le meilleur d’eux-mêmes, parfois le pire. La maladie et la mort ne sont pas portées à l’écran en tant qu’expériences nivelantes ; au contraire, elles sont dépeintes comme ce qui donne une chance à la dimension individuelle d’affirmer quelque chose d’elle-même. On a le choix : se comporter en meute ou avoir de la dignité. Rien n’exprime mieux le divorce entre l’avancée linéaire de la contagion et le ballet bigarré de la conduite des personnes, que la dernière scène. Patient zéro, jour 1. Tout part de là : une seule personne est à l’origine de la propagation universelle.

Mais le temps a filé. Les gens ont vécu des histoires divergentes qui s’annulent. Chacun a lutté en vain. Le temps se replie sur lui-même, niant l’historicité. On ne sait pas vraiment ce qui va se passer. Sans doute y aura-t-il un après. Mais de quoi sera-t-il fait ? Nul ne le sait. Soderbergh nous raconte une histoire dont l’issue est inconnue. Nous y sommes.

— Aujourd’hui, je suis sortie à deux reprises de chez moi. La première fois, j’ai traversé ma rue et descendu le cours Julien sur toute sa longueur. Les arbres de Judée sont en fleur. Ils font de grandes masses rose tyrien qui se détachent sur le ciel bleu. Quand le soleil passe entre les branches, le rose s’allume. D’habitude, le cours Julien est noir de monde et couvert de terrasses de café, et ce d’autant plus que juste à côté, la place Jean Jaurès, appelée la Plaine, qui attirait beaucoup de monde, est plongée dans l’enfer de travaux dont l’issue est encore douteuse. En outre, la Brasserie Communale et le cinéma la Baleine qui ont ouvert récemment leurs portes attirent de plus en plus de gens. Parfois la foule est si compacte qu’il est difficile d’avancer.

Aujourd’hui, il y a pas mal de monde au cours Julien : des SDF. Beaucoup. La plupart forment des petits groupes, comme à leur habitude, debout, assis, affalés, couchés. Il y a là toute sorte d’endroits, comme des marches et des margelles, des avancées et des pans inclinés, où il est possible de s’installer sous le soleil ou à l’ombre des arbres. Il est si rare que les lieux publics restent accueillants que ça vaut la peine le remarquer. J’ai commencé à compter les gens qui traînaient là et me suis arrêtée à 61. Je me suis demandé s’ils s’étaient donné rendez-vous, où s’ils sont toujours aussi nombreux mais se fondent habituellement dans la masse des gens. Le confinement, la distanciation, les gestes barrière, rien de tout cela ne les concerne. Tous font la manche et boivent ou fument les sous qu’on leur donne mais n’ont plus personne à qui s’adresser. Dans la situation actuelle, les tares de notre monde social sont exacerbées. Un côté ténébreux se révèle. Mais il y aussi de la lumière, qu’il faut trouver.

Je suis sortie une seconde fois, le soir, pour marcher à nouveau vigoureusement et rendre visite à mon ami. Au retour il était environ 21 heures. Nous avons essayé de déterminer la proportion d’appartements occupés, en fonction des lumières aux fenêtres. Le calcul est faussé parce que la plupart des appartements à Marseille sont traversants. La moitié des fenêtres des immeubles, souvent les bien nommés « trois fenêtres », soit une façade de 7 m, donnent sur la rue qui, en général, est assez monotone. Rares sont les arbres ou les plantes. Contrairement à de nombreuses villes méditerranéennes, les couleurs sont éteintes. Même les volets sont gris. Gris sur gris. Mais à l’arrière, tout change. Des fenêtres, on voit des jardins, de grands arbres, des terrasses en cascade, des cabanons et des puits, on entend les oiseaux chanter. Les murets qui séparent les propriétés sont souvent en pierre. Autant les façades sur rue sont uniformes, autant l’arrière, bigarré, est plein de surprises et de variétés.

De la rue, on ne peut rien deviner de ce qui se passe côté cour et jardin. On a quand même pu établir qu’environ deux tiers des appartements sont occupés. Les gens à Marseille, contrairement à ce qui est dit de ceux de Paris, ne sont pas partis. Ils ont voté dimanche, du moins pour certains, et sont restés.

Soit dit en passant, le résultat de cette élection, il est vrai partiel, qui a fait passer le « Printemps marseillais » dont la médecin (y a-t-il un féminin de ce mot ?) Michèle Rubirola, est tête de liste, devant tous les autres, y compris la très menaçante extrême droite, est de mon point de vue la vraie bonne nouvelle du moment. Médecine et arbres en fleurs. Tout à l’heure, j’ai écouté une vidéo de Delphine Horvilleur où elle explique qu’en Hébreu, le mot santé a la même racine que naissance et création. Je trouve toutes ces coïncidences très plaisantes.

En rentrant à la maison, j’ai remarqué que les rues grouillaient de rats. J’ai même vu ce qui ressemblait à de grandes souris, plus qu’à des petits rats. Peut-être des mulots. Je les ai trouvés encore moins farouches que d’habitude. Ils se contentaient de me surveiller du coin de l’œil tout en poursuivant leur activité. Comme ils avaient l’air à l’aise, au lieu de l’attitude de sales voleurs furtifs qui est souvent la leur, ce qui leur fait une silhouette crochue, je les ai trouvés moins antipathiques que d’habitude. Eux aussi m’ont semblé rentrés à la maison. Je n’ai pas essayé de les compter. Les gens et les voitures partis, commence ce qui évoque un « grand remplacement », du moins nocturne.

— Aujourd’hui j’ai appris que le nombre de morts en Italie a dépassé celui de Chine. C’est un choc. Les Italiens sont ils plus vulnérables que les Chinois ? Certains disent qu’ils sont en moyenne plus vieux, ce qui explique une mortalité supérieure ; d’autres que les services de santé se sont moins bien préparés, d’autres encore que c’est la faute à pas de chance. Si au départ le patient zéro contamine non pas une ou deux personnes, mais 30 ou 50, du fait par exemple qu’il participe à un grand événement religieux ou voyage à bord d’un navire de croisière, la contagion est très rapide. C’est ce qui expliquerait les circonstances dans la région Grand Est où, comme en Italie, la situation s’aggrave très vite. Elle s’aggrave partout. Dans le Journal des Femmes daté du 20 mars, à cause d’une coquille inaperçue, le mot « aggrave » a pris trois g, ce qui semble approprié.

— Une fois que mon livre sur les mégafeux a été terminé, il y a environ un an, j’ai entrepris des recherches concernant les animaux sauvages en ville. J’avais été très impressionnée par l’arrivée dans un grand vrombissement d’un essaim d’abeilles d’environ 80000 individus qui, au bout d’un quart d’heure environ, s’était reconstitué à cheval sur la branche d’un cyprès de Provence de mon microjardin à Marseille. Je me suis demandé comment réagirait-on, devrait-on ou pourrait-on réagir, si la tendance des animaux sauvages à s’installer dans les zones urbaines s’accentuait considérablement. J’ai considéré cette question comme une hypothèse de travail crédible étant donné la dénaturation de la nature, l’étalement urbain et le verdissement des villes.

C’est de la question de la bonne distance vis-à-vis des animaux sauvages dont parle ce livre que mon confinement va m’aider à finir. Car entre les deux extrêmes que sont : tous les accueillir, ce qui n’est pas possible dans les conditions mentales et matérielles présentes, et tous les tuer, un équilibre va devoir être trouvé. Du point de vue de la « fenêtre » que m’ouvre cette question sur la situation actuelle, la relation de cause à effet entre la pandémie du coronavirus et le fait que la distance qui convient par rapport aux animaux n’a pas été trouvée, me saute aux yeux.

Grâce à de nombreuses recherches dont je ne connais qu’une partie infinitésimale, il a été établi que le SARS-CoV-2 est présent chez les chauves-souris. Ce sont des « animaux réservoirs » dont les virus, relayés par un « hôte intermédiaire », sans doute le pangolin dans le cas présent, a réussi à franchir le barrage de « la barrière d’espèce ». Or les micro-organismes responsables de la pandémie résultent des bouleversements introduits par l’homme dans les écosystèmes des animaux qui en sont porteurs. Par exemple l’animal hôte devient trop rare et le virus en cherche un nouveau. C’est ce qui s’est passé en Amérique du Nord avec la maladie de Lyme. Elle doit son origine au fait que les tiques qui sont porteuses du virus responsable se sont reporté sur les humains qui les ont privés de leurs cibles habituelles, les rongeurs et les chevreuils, dont ils ont détruit l’habitat.

Il a aussi été démontré que virus Ebola est apparu par suite de la déforestation massive des zones où vivent des chauves-souris en Afrique centrale et Afrique de l’Ouest. Contraints de déménager, les animaux se sont réfugiés dans les arbres des rues et des parcs urbains, transportant le virus pour eux inoffensif dans leur salive. Un humain entrant en contact avec un animal hôte qui a lui-même été en contact avec un fruit grignoté peut être infecté. Tout part de là. Dans le film de Soderbergh, l’animal intermédiaire est le porc. De même, l’épidémie de Sras qui a démarré en 2002 a été provoquée au départ par des chauves-souris vivant dans une grotte reculée de la province du Yunnan, dans le sud-ouest de la Chine et qui avaient dû se déplacer. L’hôte intermédiaire qui a infecté 8 000 personnes a été identifié comme étant un petit carnivore, la civette masquée.

Si j’ai bien compris, le contact avec les animaux délogés favorise donc la sélection de mutations virales, pour nous catastrophiques, qui sont d’après les scientifiques de« véritables bombes à retardement ». Je viens de lire qu’à l’heure actuelle, ce ne sont pas 9 ou 10 coranavirus qui ont été identifiés mais 35 vivants dans les organismes d’animaux exotiques.

Ebola, Zika, le SRAS, grippe aviaire, Marburg, Nipah, Sars-Cov-2 : la liste est longue. Comme la peste et la rage en leur temps, toutes ces maladies viennent d’un contact avec des animaux sauvages que des êtres humains délogent en raison de leur industrie forestière, de la construction de route, des exploitations minières, de la chasse et de l’étirement de leur habitat. Ce n’est pas la nature qui est dangereuse, mais les bouleversements provoqués par la destruction des équilibres écologiques, notamment de la biodiversité.

Ces animaux ne sont pas seulement perturbés, ils sont aussi mangés. La consommation d’animaux exotiques, comme le pangolin, apprécié pour sa chair délicate et ses écailles thérapeutiques, la tortue, le serpent, le singe, voilà le comble de la destruction. On a beaucoup montré du doigt le marché d’animaux exotiques de Wuyan et le triste sort du pangolin, quasiment éteint tellement il est aimé 2. Mais il faut savoir que sévit » en Afrique ou en Amérique du Sud, en particulier au Pérou, le braconnage de « viande de brousse » au profit par exemple de la France, qui en import 200 tonnes par an. La capture d’animaux sauvages destinés à devenir des animaux de compagnie contribue à rendre poreuse la barrière entre les hommes et les animaux.

Aujourd’hui, il faut que nous nous isolions. Sans doute pour de longues semaines. Dans l’idéal, nous ne devrions plus avoir aucun contact les uns avec les autres, afin de ne pas nous contaminer. Nous savons comment passent les virus d’une personne à l’autre : par la salive, les fluides corporels, les mains, les surfaces touchées, etc. Mais la question de la nécessaire séparation avec les animaux sauvages n’est pas vraiment posée. Ni nos chats et nos chiens ni nos tortues et nos petits lapins ne nous rendent malades. Mais les bêtes sauvages chassées, enfermées, dressées, exhibées, délogées, dévorées, se vengent, suis-je tentée de dire, de notre cruauté.

1. JD, « Construction and criticism » (1929), LW, vol. 5, p. 128.

2. JD, « Animal origins of SARS coronavirus: possible links with the international trade in small carnivores ». https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/15306396 (1929), LW, vol. 5, p. 128.