— Comment se fait-il que les faits placés sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Le Coronajournal de Joëlle Zask

Journal du 21 mars

De la mondialisation à la question du masque

D’après un décompte de l’AFP, il y a aujourd’hui presque un milliard de gens confinés chez eux dans 35 pays différents. Je n’ai pas de peine à l’imaginer étant donné l’expérience du vide marseillais. La ville bruissante s’est tue. Silence absent, absence silencieuse. Il me suffit donc d’extrapoler cette ambiance aux autres grandes villes de la planète. Ce que j’ai beaucoup plus de mal à imaginer, c’est le ratio dans une population donnée, entre les gens contaminés, les gens malades, les gens hospitalisés, les mourants, les morts. Les chinois qui sont un milliard et demi déplorent moins de morts que les Italiens qui ne sont que 60 millions. Les décomptes pleuvent dans ma boîte mail, dans la presse que je lis sur mon ordinateur, dans les propos de mes proches à qui je parle au téléphone. Il y aurait 1 mort sur 1000 ? ou 2, ou 3 ? Moins ? Sans doute plus. Mais non car il faut considérer que… Tu crois vraiment ? On nous ment de toute façon. Une gripounette ?

Port de Marseille, le 21 mars 2020

— Aujourd’hui j’ai des idées noires. J’ai appris que l’industrie du masque est concentrée dans la région de Wuhan, soit le centre de l’épidémie. C’est à Wuhan que notre ministre peu convaincant (je trouve) de la santé explique que la France a passé une commande de 250 millions d’unités. Il y a une certaine ironie à rapprocher ces informations. La débâcle européenne en matière de distribution de masques viendrait donc, suis-je encline à conclure, du fait que les fabriquant principaux étaient placés en quarantaine jusqu’à récemment.

Le masque, ce petit morceau de tissu doté de deux élastiques, n’est pas l’objet le plus technique qui soit. Mais selon les Asiatiques qui le portent couramment pour se protéger de la pollution et des maladies, il est très efficace. Certains Chinois, Coréens et Taïwanais ont exprimé leur stupéfaction face au mépris européen du masque, tout en faisant la preuve de son efficacité, puisque l’épidémie de covid 19 a quasiment cessé chez eux. Comment les pays les plus riches, les plus libres, les plus techniquement sophistiqués, en sont-ils arrivés à une telle aberration qui va coûter la vie, selon eux, à des milliers de gens, et qui a déjà coûté la vie à des dizaines ? Au centre du débat sur le coronavirus, il y a un débat sur le masque.

La Chine, privée et publique, qui a construit des hôpitaux en 10 jours, construit aujourd’hui à une vitesse tout aussi inouïe des usines à fabriquer des masques, ainsi que des tests de dépistages, des flacons de gel, des flacons surtout car il paraît que nous n’en avons pas, et des unités de ventilation. Nous dépendons d’elle, pour le mal et son éventuel remède.

Tout en espérant que j’ai tort, et tout en sachant que les faits que j’ose exprimer ici sont sans doute partiels, voire fallacieux, je ne peux m’empêcher de sentir grandir en moi le sentiment que quelque chose ne va pas. Il y a une bonne semaine, j’ai fait, comme des milliers de gens, le tour des commerces à la recherche de gants, de gel et de masques, non par inquiétude mais en vertu du principe bien connu de précaution : nada, nada, nada. J’ai juste pu rafler un dernier flacon d’eau oxygénée oublié dans le fond d’une étagère du Carrefour Market en face de chez moi. En suivant une recette sur internet, j’ai fabriqué mon gel hydro alcoolique. Heureusement, il me reste de l’alcool à 90 degrés que j’utilise, mélangé à du savon noir, comme ingrédient pour la destruction des pucerons. Mais c’est une autre recette. J’ai renoncé à la glycérine, elle aussi introuvable, sans trop de regrets, après que le pharmacien de la Plaine m’a expliqué qu’elle ne sert à rien, sinon à apporter un certain confort. Les gants en latex qu’on trouve habituellement dans les supérettes de mon quartier avaient eux aussi disparu. Quant aux tests de dépistage qui me semblaient la première chose à faire, d’autant qu’ils sont peu coûteux et apparemment pas compliqués à effectuer, je l’ai lu et relu dans la presse scientifique, inutile de rêver, ils sont inaccessibles. La poussée de mon sentiment d’anomalie date de ce moment-là. Un peu comme si une fusée intergalactique avait raté son décollage à cause d’un boulon mal serré.

— Le décret de confinement qui, au départ, était destiné à « stopper la maladie », est voué désormais à en « ralentir la progression ». En croisant les informations, je comprends que quoi qu’il en soit de cette progression, ce sont 60 à 70 % de la population mondiale qui seront infectés (fake ?). Le covid-19 ne va pas disparaître. Il va tournicoter autour de la planète à la recherche d’hôtes toujours nouveaux, car telle est la nature d’un virus. Peut- être se déplacera-t-il très vite, peut-être lentement, mais il ne disparaîtra pas plus que la grippe qui resurgit périodiquement. Bref, nous devrons vivre (ou pas) en sa compagnie.

Quarantaine, confinement, cordon sanitaire, couvre-feu et autres précautions ne sont pas là pour nous délivrer de la maladie mais pour espacer les malades dans le temps de manière à ce que nos hôpitaux et notre système global de santé devenu boiteux à cause d’économies dont on mesure le coût abyssal aujourd’hui, ne soient pas complètement engorgés. Pour que les gens qui meurent faute de soins (on ne parle pas du Gabon ou de Gaza, mais de la France) ne soient pas trop nombreux.

Pour l’heure, tandis que les services secrets Israéliens lancent une opération clandestine sans doute dans un état du Golfe pour approvisionner Israël en centaine de milliers de kits de détection du virus, et que le fabricant de voiture électrique chinois convertit à 300 km heure son usine en unité de production de masques afin de nous en livrer des millions et redresser ainsi son économie malmenée, nous sommes confinés, malades et bien portants logés à la même enseigne, dans nos pays à l’arrêt, comme si nous étions retournés à l’époque médiévale où résonnait le tocsin pour avertir de la peste, de la lèpre ou de la fièvre jaune.

— Au plan bassement matériel, il a été facile pour tout un chacun d’évaluer à l’ombre du coronavirus le degré d’interdépendance extrême où nous a conduits la mondialisation. Quand la Chine s’endort, plus de smartphones ni d’ordinateurs, plus de télé ni d’objets connectés, plus de médicaments (d’où l’instauration d’un rationnement en paracétamol), plus de masques, etc. Et aussi, une bourse en berne, des milliards d’euros qui s’évaporent, des déficits abyssaux qui se creusent chaque jour davantage, des millions de gens au chômage, d’autres millions sans emploi, etc. La Chine, réveille-toi !

À l’occasion d’une rencontre avec un grand papetier qui s’était intéressé à mon livre sur les mégafeux, j’ai appris que le papier que les Français trient diligemment pour recyclage était envoyé en Chine où des usines le transformaient en carton qui nous revenait par cargo sous cette forme. Or la Chine a décidé d’interrompre cette activité en notre faveur. Il paraît qu’il se forme depuis des montagnes de papier recyclé dont on ne sait pas que faire, tandis que, dans nos forêts mal entretenues, s’accumule du bois en trop qui va les rendre de plus en plus inflammables. Depuis cette rencontre, je jette mon papier à la poubelle. C’est idiot, je sais.

J’ai ici deux idées à exprimer : la première c’est qu’à partir de maintenant je vais réintroduire en note les documents ou les mots-clés qui me servent soit de matériau soit de moyen de vérifier ce que je crois savoir. Par exemple, si vous tapez dans Google les mots
« chine papier recyclé carton », vous allez tomber sur une tripotée d’articles publiés aux alentours d’octobre 2019 qui attestent les dires de mon interlocuteur papetier. Je vais choisir le lien qui me semble à première vue (car je ne vais pas tout lire, c’est certain) le meilleur, et l’introduire dans une note ici même 1.

La deuxième chose que je veux dire concerne le fait que cette dépendance vis-à-vis de la Chine qui explique la situation de cessation d’activité dans laquelle est plongé notre pays est en train de se reconstruire : toujours ces damnés masques, et le reste !

— Sur quel pied danser ? En général, face à un grand problème collectif tel une invasion militaire, une épidémie, une catastrophe naturelle, on voit grandir la solidarité. C’est stratégique : une fois liguée contre l’ennemi, la poussière des individus coagule en un grand organisme doté d’un même corps, d’un même œil, d’une même volonté, d’une même pulsion de vie, d’une même force. À la faiblesse des individus isolés succède la force commune. Ordre, cohésion et docilité à l’intérieur, puissance de frappe contre l’agent extérieur. L’appel à la solidarité nationale repose sur des valeurs morales dont l’écran de projection est la lutte contre le mal qui vient d’ailleurs. J’espère vraiment, contrairement à de grands philosophes comme Nietzsche, que la morale peut naître d’autres sources. J’en ai en général la conviction. De fait, si les pensées que j’ai exprimées envers mon gouvernement qui me déçoit me gênent dans les circonstances actuelles, ce n’est pas en raison de ma non- adhésion à un programme d’unité nationale du genre « tous contre un ». Je ne me sens ni égoïste ni révoltée ou amère.

Cela qui me gène dans ma position, c’est d’une part, que je n’ai pas tous les éléments en main, loin de là, et d’autre part, que ces pensées arrivent trop tard. Ce n’est plus le moment de dépenser mon énergie à critiquer un exécutif à la peine, quand bien même il développe à mon sens une stratégie douteuse pour dissimuler assez maladroitement je dois dire son incurie et ses erreurs d’évaluation. Je voudrais vraiment être « en être » sans « être contre ». Il n’est pas nécessaire d’avoir des ennemis communs pour être ami.