— Comment se fait-il que les faits placés sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Le Coronajournal de Joëlle Zask

Journal du 24 mars

Déréguler, réglementer, jouer

Le rétrécissement du champ de mon expérience possible est objectivement drastique. Plus de sorties, plus d’apéros, plus de conférences, plein d’occasions de rencontres universitaires et de discussions dont je me faisais une joie annulées, plus de cours à la fac, plus de cours de gym, plus de courses autres qu’alimentaires, plus de sorties ni de ballades, plus de train ni d’avion, plus grand-chose à faire à vrai dire par rapport à mon ordinaire. À cause du régime de restriction de sortie (ou confinement) adviennent toute sorte de nouvelles règles extrêmement contraignantes.

Comme j’ai décidé aujourd’hui de « positiviser », je me dis, sans grande difficulté d’ailleurs, que les règles interdisent et aussi autorisent. Je peux les aborder comme formant un nouveau cadre à partir duquel observer ce qui se passe et m’autogouverner. En parlant avec des artistes dont les propos ont formé la matière de mon livre de 2003, Art et démocratie, j’ai compris qu’on peut tabler sur une sorte de mariage entre cette forme de liberté à l’œuvre dans la création et les règles : sans règles, l’action n’est qu’une agitation. Mais si les règles sont trop coercitives, le possible se rétrécit, voire s’éteint. Il y a un équilibre à trouver. Quand les règles sont considérées comme une focale, alors la marge de manœuvre se dilate, et les actions, ou plutôt leurs effets dont l’action « en règle » produit en quelque sorte la résonance, un peu comme un écho, se précisent. Et quand l’action résonne, des portes s’ouvrent.

D’abord, les règles deviennent plus prégnantes, ce qui fait qu’on peut les identifier. Voilà un outil analytique et critique précieux, tant il est vrai, comme le pensait Durkheim, que la vie sociale consiste habituellement à ressentir une contrainte sans savoir ce qui nous contraint (en l’occurrence, il s’agit que ce que le sociologue appelle selon les textes « le fait social », ou la « conscience morale », ou encore « la conscience collective. La connaissance de ces entités est précisément la finalité de la sociologie et le fait du sociologue. « L’homme de la rue » n’y a pas accès. Mais voilà que si !)

On peut aussi s’amuser à observer la manière dont l’action qui se veut « en règle » change de nature. Par exemple, en  général, quand je marche dans la rue, j’obéis à toutes sortes de règles qui relèvent en gros des civilités (merveilleusement analysées par Erving Goffman et par l’un de ses grands lecteurs, Isaac Joseph). Mon comportement s’ajuste harmonieusement à celui des autres : un petit coup d’œil à droite ou à gauche, une petite déviation de trajectoire, un effacement du corps pour laisser passer un autre corps, un contact visuel ni insistant ni absent, sans parler du vêtement, de ma posture, de mes équipements. Rien de tout cela n’est spontané. Il a fallu que j’apprenne à me conduire, c’est-à-dire les règles de conduite. Quand un fou ou un ivrogne titube vers vous, vous réalisez facilement l’immense distance qui sépare un comportement acceptable, parce que conforme aux règles, d’un comportement qui ne l’est pas. (Ceci étant, dans mon quartier à Marseille, le côtoiement avec des individus détruits par les circonstances de leur vie pour lesquels le regard d’autrui ne compte plus est si fréquent qu’il en naît de nouvelles règles. Je les intériorise pour ne développer ni intolérance ni colère. J’accepte.)

Or, depuis le confinement, cet acte complexe devenu si automatique, marcher dans la rue, est devenu un problème. Les nouvelles règles mettent en exergue les anciennes tout en les annulant : ces jours-ci, préparer son autorisation, mettre des vêtements couvrants, enfoncer ses mains dans ses poches (toujours pas de gants), couper sa respiration quand vous croisez quelqu’un (toujours pas de masque), faire les « gestes barrières » et garder ses distances. Ces règles, j’ai commencé par jouer à les appliquer le mieux possible (jouer parce que je continue à croire que le masque aurait dû être la règle numéro 1 dont les autres auraient été les auxiliaires). Maintenant, je suis étonnée de la vitesse à laquelle je les intègre. C’est apparemment vrai pour tout le monde, car je constate que les quelques passants que je croise et que parfois j’observe depuis ma fenêtre, font de même. (Je précise que j’habite dans une rue très commerçante. Juste face de chez moi se trouvent, de gauche à droite, un Bio C’est Bon, un magasin de volaille réputé et un Carrefour Market.) Et nous tous, si fraîchement débarqués dans le royaume du Confinement, éprouvons déjà un sentiment d’inquiétude, voire de réprobation, à l’endroit des gens qui se comportent dans la rue exactement comme nous le faisions il y a encore quelques jours, en petits groupes, enlacés, au contact les uns des autres, plongés dans des conversations enjouées, comme si de rien n’était. Sont-ils décervelés ? irresponsables ? coronasceptiques ? délibérément nuisibles pour les autres ?

Avec de nouvelles règles apparaissent de nouveaux jeux. Dont celui d’observer ce qui déroge par rapport à la règle. Chaque règle s’accompagne de transgression, de désobéissance, de dérégulation. On sait bien qu’agir en conformité par rapport à la règle n’implique pas que nous parvenions pour autant à la respecter. En recourant au mensonge, à la flatterie, à la débrouillardise, je peux faire semblant d’obéir, de sorte que les autres n’y voient que du feu. Ou alors, il arrive que je déroge accidentellement à la règle, les conséquences de mon action étant différentes de ce qui était prévu. Au jeu, certains trichent, d’autres ont de la chance, d’autres amendent les règles, comme le font les enfants dans la cour de l’école, donnant l’impression qu’ils jouent à jouer en édictant des règles toujours nouvelles, chaque accident leur donnant de nouvelles idées.

Dans cette affaire de confinement, j’avoue que je n’arrête pas de passer d’un niveau à l’autre. Il m’arrive de tricher, d’obéir sincèrement, de me tromper et, du coup, de me donner des règles pour mieux suivre les règles. Notre gouvernement semble faire exactement la même chose. Il s’est instauré le maitre du jeu et le pourvoyeur de règles qu’il édicte, retire, réitère, renforce, atténue, prolonge, etc. Diriger un jeu auquel participent volontairement 67 millions de gens sans recourir aux armes, à la terreur, ne va pas de soi. On a vu circuler des petites vidéos toutes plus drôles les unes que les autres sur le genre de pataquès qui provient d’une réglementation à la fois nouvelle et profuse. C’est un des effets créatifs de l’instauration d’un nouveau cadre. J’espère tout de même qu’il sera prochainement allégé.