— Comment se fait-il que les faits placés sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Le Coronajournal de Joëlle Zask

Journal du 26 mars

A l’ombre du confinement

Il faut que je conserve du temps, beaucoup de temps, pour tout le reste. Malgré son côté chronophage, ce coronajournal m’apporte une énergie sans laquelle il est possible que j’aurais été quelque temps au point mort. Quand j’ai compris que je ne pourrais pas y couper, je me suis résignée au confinement. Mais sans peine en fait, presque avec soulagement. Car je me suis sincèrement réjouie de ce qui m’a semblé un retour à la normale. Le confinement n’est-il pas la condition naturelle de l’écrivain, du chercheur, de l’artiste ? Je laisse de côté les quatre murs qui sont devenus notre lot commun — lesquels, pour beaucoup, sont bien trop resserrés —, pour essayer d’associer le confinement à l’occasion de reprendre (ou de commencer) une discussion avec soi-même, à l’écart pour un temps des autres interlocuteurs possibles, sinon de ceux dont une certaine partie de soi-même se fait le porte-parole, bêtes, hommes, écrits, plantes, rayons de soleil, etc. C’est une métaphore. Ce type de confinement, nous l’appelons en général « résidence ». Malheureusement, en philosophie, il en existe assez peu (et même s’il y en avait, il serait difficile d’en profiter étant donné la rareté des congés sabbatiques distribués par nos universités. C’est une spécificité française !) Personnellement, je n’en ai jamais obtenu. Les « résidences » sont plutôt prévues pour les plasticiens, les dramaturges, les romanciers et les poètes.

Comme il faut bien se confiner quelque part pour lire et écrire, j’ai fait de ma maison une résidence permanente dans laquelle il y a tout ce qu’il faut : de l’espace libre, de la lumière, une connexion internet, une décoration minimum, des matériaux amis qui ne se dégradent pas, peu de choses, au sens que Georges Perec donne à ce terme, et bien sûr, le petit jardin sur l’arrière, là où sont venues les abeilles dont je vous ai déjà parlé. Et puis un vélo électrique pour aller à la mer, les commerces en face, la gare, ses TGV et ses navettes pour l’aéroport à 16 minutes à pied. Et toute la solitude nécessaire pour parvenir à rassembler, trier, acquérir, améliorer, les connaissances et les pensées. Et aussi pour traîner.

J’avoue que ce que je viens d’écrire pèche par excès d’optimisme. Les causes du confinement que nous avons à endurer ne sont pas celles d’une entrée en résidence. Après deux journées passées à me réjouir de la quantité extraordinaire de temps libre dont j’allais enfin pouvoir profiter, l’impression d’un rétrécissement de la durée d’une journée, du champ de l’expérience possible, du nombre d’occasions non de se changer les idées (tel n’est pas mon problème) mais de les fertiliser par des apports extérieurs, a recouvert mon moral, comme un grand nuage obscurcit l’horizon.

Plus moyen de se faire bronzer la pensée. Je reviendrai un autre jour sur cette pensée du dehors qui m’intrigue et m’attire depuis longtemps. Juste avant de revenir à mon fil, je prends le temps de copier-coller ici une anecdote qui m’a beaucoup inspirée au cours de mes explorations multidirectionnelles du outdoor (j’ai conservé ce terme parce qu’il contient le mot door, porte) dont le philosophe Emerson est l’auteur : « Quand un voyageur demanda à la servante de Wordsworth de lui indiquer le bureau de son maître, elle répondit : « Voici sa bibliothèque, mais son bureau est dehors (out of doors). » Je m’identifie facilement à Wordsworth, un grand poète anglais, ainsi qu’à Emerson qui ne se retirait dans sa bibliothèque qu’une fois s’être chargé de mille trouvailles prélevées outdoor, afin de les examiner tranquillement, à l’abri derrière la porte de sa maison.

Faute de pouvoir sortir à la rencontre du monde extérieur qui est une réserve infinie de découvertes, je cherche des subterfuges. J’essaie d’acquérir la perception, disons, d’un chat (encore lui) qui n’est jamais aussi à l’aise et alerte que quand, du cœur de son environnement parfaitement stable et identifié, advient un micro-événement provoquant ponctuellement un micro-changement, tel le passage d’une mouche, une feuille d’arbre qui tombe, un brin d’herbe agité par le vent, une nouvelle odeur dans la cuisine. Enquêter, y compris au sujet ce qui se passe dans son esprit, consiste à se mettre à l’affût. Inutile pour cela de se dédoubler. Tout ce qui est nécessaire est de redessiner la frontière, toujours mouvante, entre « ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas ».

Si je reprends à mon compte cette bonne vieille phrase tirée du Manuel d’Epictète, c’est dans un sens un peu différent de celui qui, selon la tradition de lecture, est lié à la recherche du bonheur conçu comme tranquillité (ataraxie). Au lieu de cet état paisible dans lequel devrait nous plonger le confinement, se produit souvent une véritable agitation, celle d’un animal en cage. Pourtant, à condition d’avoir une cage correctement équipée, tous les problèmes devraient être réglés : plus de question sur comment paraître, s’habiller, se coiffer, quoi manger ­ — puisque ce sera ce qui se trouve à côté —, plus de rendez-vous, d’horaires ultra-précis à respecter malgré la distance et les possibles accidents de parcours, plus de soirées à organiser, d’amis à contacter, de thèses à faire soutenir. La paix.

En fait la guerre : celle contre les mauvaises pensées, la finitude, la mort, les pulsions. Rousseau, ce champion de la solitude et du sentiment d’être mal aimé, avait décidé de se retirer à la campagne afin d’échapper définitivement à la méchanceté, à l’ingratitude et à l’injustice des hommes. Dans la première Promenade (du rêveur solitaire), le voilà ravi d’avoir coupé les ponts avec ses contemporains, et de pouvoir ne s’occuper plus que de lui. (Mes souvenirs ne sont pas très précis, tant pis, car pour l’heure, je n’ai pas le temps de relire cet ouvrage, devant bientôt interrompre ces pages du jour déjà bien trop longues pour me mettre à la rédaction de deux rapports de soutenance de thèse face auxquels je procrastine depuis le début du confinement.) Donc, si je me souviens bien, Rousseau se lamente sur lui-même, pratiquant avec ferveur cet amour de soi dont, à l’inverse de l’amour-propre, il fait l’un des piliers de la vraie morale. Mais voilà que, le temps passant, à la belle méditation grâce à laquelle il pouvait enfin retourner en lui-même, viennent s’opposer ces mêmes maudites pensées victimaires et démentes qu’il a fuies de toutes ses forces. Ce qui lui manque n’est pas la diversion, le divertissement, l’oubli de soi, mais tout simplement l’énergie qui, métaphoriquement parlant, se communique à nous, comme une nourriture, par l’intermédiaire de notre connexion avec les choses extérieures. Le remède pour Rousseau est simple : ce sera d’observer la nature et d’y puiser, par l’intermédiaire de l’attention, la description, l’émerveillement, l’attention, le dessin, l’herbier qu’il constitue, la promenade bien sûr, les aliments nécessaires pour résister à l’angoisse et pratiquer « l’éducation des choses » qu’il recommande à Émile d’entrée de jeu.

Il y  a une écologie de la pensée, un environnement matériel et culturel qui forme beaucoup plus qu’un cadre ou un contexte ; c’est un milieu structuré comme un nœud d’interactions entre le je et son monde extérieur, dont il n’aurait aucune idée s’il ne s’y impliquait pas, et dont l’absence impliquerait que plus rien n’occuperait son esprit, sinon ses vieux démons intérieurs et ses pulsions les plus profondes, qui sont les mêmes en tous les hommes.

En tapant dans Google quelques mots dont j’avais gardé le souvenir, je retombe en deux secondes sur cette phrase de Rousseau qui dit tout : « Plus la solitude où je vis alors est profonde, plus il faut que quelque objet en remplisse le vide, et ceux que mon imagination me refuse ou que ma mémoire repousse sont suppléés par les productions spontanées que la terre, non forcée par les hommes, offre à mes yeux de toutes parts [1]. »

Moi qui, à l’égal de millions de gens, suis confinée dans la petite case d’une grande ville, comment puis-je passer de la méditation qui fait tourner en rond à l’observation qui élargit le champ de vision ? Ce coronajournal est ma solution. Dans la situation où je ne peux continuer comme avant (le confinement) et où je dois pourtant me situer quelque part, garder le contact avec le monde extérieur, éprouver et m’éprouver, il est la bibliothèque dans laquelle je rapporte pour les observer les éléments que je prélève ici et là, la loupe grossissante qui fait apparaître des choses plus subtiles et menues qu’à l’ordinaire et permet d’apprécier leur indépendance. Comparable à un environnement grâce auquel des expériences inédites peuvent naître — y compris celle, essentielle, qui consiste à m’adresser à un public virtuel aussi captif que moi —, je le considère comme la pièce maitresse d’un nouvel écosystème, analogue aux instruments du naturaliste qui font la joie et la force de Rousseau privé de Paris qu’il a quitté et de la compagnie de ses semblables.

[1] Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Septième promenade.