— Comment se fait-il que les faits placés sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Le Coronajournal de Joëlle Zask

Journal du 30 mars

La nature reprend-elle ses droits ?

Dans le déluge de mauvaises nouvelles que nous apportent le coronavirus et ses effets, il y en a une bonne : le « retour » de la nature. Les eaux de Venise deviennent limpides, les oiseaux chantent à tue-tête, des familles de canard, des hérissons, des chevreuils ou des renards se risquent dans les rues des centres-villes les plus denses. Les calanques de Marseille retrouvent leurs hôtes d’antan, dauphins, fous de Bassan, bandes de thons, hérons cendrés, puffins : « C’est le constat inattendu dressé par les agents du parc chargés de veiller au respect des consignes de confinement [1]. » Il me semble aussi, n’était l’anxiété que diffuse la pandémie et les pollens en masse, que je respire mieux. De fait, mon purificateur d’air m’indique des taux de co2 nuls, ce qui n’arrive jamais.

Ces nouvelles concernant « le retour de la nature » sont massivement relayées, twittées, likées, partagées — aucun journal papier ou télévisé n’est en reste : France 2, BFMTV, France Info, Figaro, Libé, etc. Je le note d’autant plus facilement que les assez nombreux proches qui connaissent mon work in progress sur les bêtes sauvages en ville partagent gentiment avec moi celles qui leur parviennent. Il se forme comme une partition dont les animaux sont les notes.

Comme beaucoup de gens, je pense qu’il y a une chance à saisir. Le chant des oiseaux qui se fait entendre dans le silence de la ville n’est pas un divertissement. Il symbolise la restauration d’une relation avec des bêtes dont la présence et l’existence étaient devenues optionnelles et sans importance. Passant à travers le mur épais de notre inattention, il nous surprend et nous charme. Les oiseaux que nous avions oubliés, ou dont nous ignorions l’existence, les croyant disparus, suscitent un intérêt assez inexplicable. Comment comprendre qu’un simple couple de canards, de l’espèce la plus banale qui soit, se dandinant sur un quai de la Seine à Paris, suscite autant d’émois et de partages que les gravissimes nouvelles du front du coronavirus ? J’imagine plein de gens tentant d’identifier les oiseaux sur internet, d’écouter les enregistrements de leur chant pour comparer, de faire leur connaissance, d’en parler à leurs enfants claquemurés à leurs côtés. C’est ce que je fais. Leur donner de la considération.

© Luc Guinguet

Ces oiseaux qui filent dans le ciel et font retentir la ville de leur chant sont l’image de la liberté dont nous prive, in fine, notre indifférence crasse pour les phénomènes naturels. Ces sympathiques canards se payant le luxe d’une virée touristique en dehors de leurs sentiers battus que sont les quelques mares à la couleur glauque de quelques petits parcs grillagés, s’adonnent aux activités dont je me sens le plus privée : la sortie, la promenade en des lieux qu’une simple attention fait découvrir comme étrangers.

Comment caractériser ce sentiment d’allégresse face à l’apparition d’un canard à col-vert sur le macadam ? Il me semble important de bien l’identifier, de trouver les mots qui conviennent, afin de ne pas perdre le trésor qu’il contient — afin d’en faire le building block du changement culturel profond qui nous disposera j’espère à considérer comme un scandale le retour à nos habitudes antérieures qui nous faisaient mettre la question de la nature et des équilibres écologiques entre parenthèses, ou nous menait à refouler les phénomènes naturels à coups de climatiseur, purificateur, humidificateur, isolation, confinement, etc.

Il me semble qu’introduire l’apparition de bêtes sauvages en ville par les expressions : « la nature reprend ses droits », « elle revient », « elle reconquiert l’espace », elle se le « réapproprie », n’est pas une bonne piste. Comme si c’était la nature ou nous, les humains. Comme s’il fallait que les humains disparaissent, confinés, hospitalisés, morts, pour qu’elle ait « droit de cité », pour qu’elle jouisse pleinement des droits que lui confère sa prétendue antécédence.

La nature n’est ni la « conquérante » qui est suggérée par ces expressions ni une entité juridique revendiquant des droits auprès d’individus sourds à ses suppliques. Non seulement je ne pense pas que ce soit « la nature ou nous », mais en outre il est patent que c’est précisément à cause du dualisme sous-jacent à cette alternative vicieuse que la nature a été si sauvagement détruite et annihilée.

On ne peut ni réduire les humains à des êtres naturels en affirmant qu’ils font partie de la nature au même titre que les canards, ni prétendre à un statut exceptionnel, en dehors de la nature, comme pourrait y prétendre un supposé très sage administrateur, un expert autoritaire, ou un pur exploiteur des ressources naturelles. Il n’y a que des relations, dont les qualités et les effets varient en fonction des espèces, des époques et des lieux. Parmi ces relations, certaines sont bonnes, d’autres sont mauvaises. Selon la fibre pragmatiste, sont mauvaises celles qui privent les organismes de leurs environnements (eux-mêmes constitués d’organismes), les condamnant à disparaître. Et sont bonnes celles qui contribuent à rétablir ou préserver l’équilibre « qualitatif et dynamique » entre un organisme et son environnement, ici et partout, maintenant et idéalement toujours. Mon environnement, particulièrement étriqué ces derniers jours, reste pourtant le mien, de même que le vôtre, agrémenté des petits changements que vous avez sans doute lui apporter en vue de rendre votre confinement plus supportable, est spécifique, sans doute unique. Pour en faire une « bulle », il faudrait infiniment plus de dispositions que celles que nous prenons. Ce n’est pas nécessaire.

J’avais lu chez l’historien de la « frontière » américaine Frederick Jackson Turner un vers pour moi très marquant, qu’il avait repris d’un poème d’Alfred Tennyson, Ulysse : « I am a part of all that I have met », « Je fais partie de tout ce que j’ai rencontré ». Comme si, en les rencontrant, quelque chose de soi se détachait et venait se loger dans les choses.

Le fait même de la rencontre suggère de sortir hors de soi, non d’attirer en soi, d’intérioriser, d’approprier. Aller vers, se rendre poreux, écouter, faire attention. Les relations, au sens d’interaction, sont de cet ordre. Chacune provoque quelques changements non seulement entre les entités reliées mais aussi en elles, au niveau de leur organisation interne : coopération, partenariat, pilotage, maintenance, ou ce qu’on voudra. La présence humaine peut être et a souvent été désastreuse ; mais, comme en témoignent quantité de cultures, de savoir-faire et de sciences (dont ceux de nos paysans), elle peut ne pas l’être.

L’événement qu’est l’apparition d’un canard sur le macadam de Paris n’est pas le retour de la nature dans ses droits. L’événement, c’est d’établir avec le volatile une relation telle que mon regard sur lui est modifié. Peut-être ce regard engendrera-t-il  à l’avenir des attitudes différentes à l’égard du canard et des animaux en général, qui amélioreront leurs conditions d’existence. Il est inutile, et même contre-productif, que je leur cède mes droits d’être là. Peut-être même en mourraient-ils. Beaucoup d’animaux urbains souffrent de la faim aujourd’hui, plus personne n’étant là pour leur donner à manger. La question qui se pose n’est pas celle de l’antécédence, c’est celle de la coexistence.

Il y a dans ces expressions un autre biais qui me semble tout autant menacer le changement de paradigme dont nous avons à mon sens besoin pour modifier en profondeur notre attitude vis-à-vis de la nature : c’est l’idée d’un retour. Tout retour implique d’aller en arrière. Un état initial parfait serait à portée. La nature revient, elle reprend, elle reconquiert, etc. Non. Elle va. Elle saute sur l’occasion. Elle ne retourne pas vers ce qui était, vers un état plus ou moins originel, vers l’existence authentique, vers la quintessence du sauvage. Elle pousse et se transforme en poussant, chaque être faisant lui aussi partie de tout ce qu’il rencontre. Encore un dualisme sous-jacent, celui entre la condition originelle que représenteraient la nature et la vie en conformité avec la nature, et l’artificiel que la civilisation moderne aurait poussé à l’extrême. Le canard ou l’automobile.

Le sentiment éprouvé quand un canard, un renard, un blaireau apparaît dans la ville est celui d’un émerveillement. J’en parlerai demain car c’est ce sentiment qui peut sauver le monde.


[1] https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/marseille/coronavirus-confinement-biodiversite-marine-reprend-ses-droits-parc-national-calanques-1805048.html