Une histoire de barques vides, par Philippe Garnier

Philippe Garnier est notamment l’auteur de Mélancolie du pot de yaourt

Combien de temps le virus nommé SARS-COV 2 survit-il à la surface d’un pack de bouteilles d’eau minérale ? Trois ou quatre jours, selon les estimations les plus généreuses. Attend-il alors une main humaine secourable qui le ramènerait à proximité d’une muqueuse nasale ? Peut-il espérer rebondir et reprendre sa carrière infectieuse ? Hélas pour lui, les molécules du plastique sont trop denses et lui barrent le passage. Quand bien même il accéderait aux profondeurs du pack, l’eau minérale serait son tombeau.

Le SARS-COV 2 a-t-il le sentiment d’échouer dans sa mission ? Rien n’est moins sûr. L’idée de mission lui est étrangère. Pour lui, le corps humain n’est pas une cible à atteindre. Cependant, l’entité du virus – organisme microscopique dont on a déduit l’existence avant de pouvoir l’observer en 1933 – est entrée dans notre langage et dans notre imagination. Nous lui prêtons volontiers des intentions destructrices, à défaut de stratégie consciente. Nous la concevons spontanément comme un être animé.

Le SARS-Cov-2 se réduit à une membrane lipide abritant une hélice d’ARN. Cet emballage élémentaire et minuscule ne veut rien, il ne nous recherche pas. Il ne mange pas et n’a pas de métabolisme. Nous ne sommes pas ses proies. Il ne s’agit pas d’un piranha microscopique flottant dans l’atmosphère. Il est dépourvu de motricité. Sa propagation est accidentelle, liée à des événements extérieurs : une gouttelette de salive, un épiderme sur le plastique d’un pack. Une fois au contact, sa capside se colle à la membrane d’une cellule. Ses protéines déverrouillent cette membrane, comme un coffre-fort dont elles détiendraient le code. Une fois à l’intérieur de la cellule, la capside se dissout et l’ARN du virus se multiplie, engendrant d’autres virus potentiellement mortels.

Il paraît vain de chercher à traduire ces phénomènes sous forme de métaphores. Encore plus vain, en dehors de raisons strictement scientifiques, de chercher à en tirer un ressort dramatique ou une forme de récit. Tout ce qui affecte notre corps produit cependant des images mentales. L’imagination n’abdique jamais. À sa façon, elle joue le rôle d’une batterie de défenses immunitaires réagissant à un corps intrus.

Si je cherchais une image pour évoquer la duplication des ARN du virus dans les cellules, je me représenterais plutôt une chute de dominos. Tout commencerait par un seul domino. En tombant, ce domino en fait jaillir un deuxième, réplique de lui-même, qui, dans sa chute, en fait surgir trois ou quatre supplémentaires et ainsi de suite. La cellule où s’abattent ces rangées de dominos finit par en mourir et, dans un geste d’agonie, elle répand une avalanche de dominos dans les cellules voisines.

Il m’arrive aussi de penser à une bataille de bulles aériennes. Petite bulle contre grosse bulle, capside du virus contre membrane cellulaire, pot de terre contre pot de fer, etc. Mais là encore, tout s’inverse : c’est le pot de terre qui gagne car, s’agissant du virus, il cherche à entrer dans la cellule pour y libérer son ARN. Là encore, bien entendu, les verbes « chercher » et « libérer » sont encore trop anthropomorphes et traduisent une volonté consciente.

Mieux vaudrait pratiquer l’abstinence de toute forme d’imaginaire et renoncer définitivement au récit. On pourrait alors se contenter de citer le Tao Te King :

« Si un homme traverse une rivière
et qu’une barque vide
heurte sa propre embarcation,
il ne sera pas offensé ou courroucé,
quelque chaud que puisse être son sang.[…]

Prends conscience que toutes les barques sont vides
quand tu traverses la rivière du monde,
et rien ne pourra t’offenser. »

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