Un plafond sur la tête
Bras au plafond, il étire sa haute silhouette. C’est Jean, un gaillard grand et gras, les mains larges, le teint rouge et la joue un peu triste. Une âme anxieuse dans un corps nonchalant. Il s’est réfugié dans la petite chambre de droite, la chambre de son fils à lui, pour échapper à la dispute. Laurence est restée un long moment derrière la porte, le buste tendu vers l’avant, le visage encore dressé et la bouche pleine d’injures, puis elle s’est amollie d’un coup, comme subitement démaquillée, épuisée par la poursuite nerveuse de leurs ombres sur les angles des murs et du plafond. Alors elle marche de long en large, les mains nouées dans le dos sur la fermeture éclair de sa jupe. Laurence est ce corps sec et grésillant, ce visage à la joue embossée sous les cheveux froissés. Sur une photo du mariage qui est toujours plaquée contre la porte du frigo, leurs faces rapprochées semblent sur le point de s’emboîter, s’épousant comme les deux parties d’un même bibelot. De ce creux qu’est son corps, elle a sorti cinq enfants, tous beaux et blonds et grésillants comme elle, mais plus grands.
À l’étage du dessous ses voisins entendent Jean jeter ses cent kilos sur le clic-clac grinçant, puis le raclement du volet motorisé, et savent à quoi s’attendre. Ils imaginent précisément ses grandes mains sur les manettes de la PS4, et anticipent le déluge de son pyrotechniques et les grincements du lit. Du bout des incisives Jean mâchonne les peaux mortes à l’angle de ses pouces pendant quelques minutes. Mais les mots blessants sont effacés sitôt que l’écran s’allume et que la mire de son fusil de guerre balaie le paysage.
Les enfants ne sont plus là, leur absence remplit les pièces d’un seul bloc. Mais le divorce n’est pas prononcé et l’appartement pas vendu, et ils campent aussi loin que possible l’un de l’autre sur ce territoire impartageable. Ils s’évitent ostensiblement mais il faut dire que Jean voudrait la toucher. Dans la salle de bain il renifle son peignoir et sa brosse à cheveux. Chacun lave son linge, son assiette, et descend sa poubelle, sa petite poubelle grosse comme une serviette et un maillot de bain mouillé. Jean ne mange que du thon en boîte, qu’il décapsule et couvre de mayonnaise, plantant sa fourchette dans la chair sèche et stratifiée, mais il lave les boîtes au produit à vaisselle, y compris la lame informe du couvercle, et il les essuie. Il se fait une belle poubelle, un cliquetis rutilant. Tout ça, le régime thonier et les boites astiquées, c’est pour emmerder Laurence. Il sait que ça n’a pas de sens, et pas plus d’effet que le reste. Il résiste à l’envie de faire du moindre geste une provocation. Elle s’habille, tailleur et collants, comme si elle continuait d’aller au bureau. Elle met une soucoupe sous sa tasse et prend son petit-déjeuner le dos bien droit. Elle écoute les nouvelles du virus à la radio en beurrant ses tartines. Elle entend Jean se retourner, faire grincer le clic-clac.
Elle porte son attestation dérogatoire dans un petit sac à main, et quand elle sort pour son heure de promenade, elle marche du même pas décidé qu’elle avait pour aller prendre son train. Elle fait claquer ses talons sur le quai vide, les rails brillent dans les odeurs de printemps.
De la même façon qu’elle ramenait l’air de la forêt sur ses pommettes fraiches, elle transporte dans les rues le silence de sa boîte. Elle marche dans un halo de renfermé, un plafond sur la tête.
Une réflexion sur “Nos vies dans les boîtes, par Olivier Haralambon”