Nos vies dans les boîtes, par Olivier Haralambon

A fresca

Neuf jours qu’il a du se résigner à faire comme tout le monde. Le chantier n’était pourtant pas terminé, mais « avec tout ce qu’on lit dans les journaux, avait dit Madame Dussolier un beau matin en brandissant sa tablette, elle ne savait plus avoir confiance en leurs masques anti-poussière. » Monsieur Da Costa n’avait pas trouvé la réplique, il était resté là, un seau pendu au bras. La radio crachotait des chansons sur l’escabeau, ils ont tout remballé, en quelques aller-et-retours sur l’allée de gravier c’était réglé. Ciao, chacun chez soi, chacun pour soi.

Au début, Antoine s’est mis à jour sur les lessives, c’était pas du luxe. Depuis que sa mère est partie, il faut le dire, sa vie sent moins la Soupline. Ses pantalons et ses cottes de travail tenaient debout comme des morceaux de carton. Mais il a redressé la barre comme un grand, il a même fait un brin de ménage. Et il se met le couvert. Sur la table basse, mais tout de même.

N’empêche, le grincement des amortisseurs et les odeurs de peinture dans la camionnette lui manquent, les aubes recroquevillé dans son blouson, les pieds sur le tableau de bord, sur la grille du chauffage. Il continue de s’éveiller à six heures, mais le café qu’il avale avec la même hâte lui reste maintenant sur l’estomac. Comme si les ballotements du trajet manquaient à sa digestion. Il sirote son jus à côté d’un petit pot de peinture ouvert.

Les journées sont longues. Il a toute la place. Il a installé son matériel de musculation dans le salon, devant la télé et les murs blancs jamais peints. Il fait des squats, des pompes, du gainage, il fait valser ses kettlebells et passe de longues minutes en équilibre sur son swiss-ball, sur les genoux et même debout, versant des épaules comme s’il descendait une piste de ski. Il roule ses petits joints d’avance et fume tranquille après le sport, il rêvasse en souriant.

Tous les exercices physiques du monde ne le feront pas grandir, mais s’il pouvait au moins épaissir un peu ? Donner à voir autre chose que cette stature d’adolescent ?

Que personne ne s’y trompe ! pense-t-il. Lui, Antoine, sait précisément, lorsqu’il s’examine dans le miroir, à quel propos et en quels termes on le moque. Sa petite taille, ses cheveux trop longs dans le cou et sa mèche raide comme la visière d’une casquette. Ses joues, si osseuses qu’on y verrait presque par transparence, sa langue se débattre avec le zézaiement. Et cette dégaine, à ne pas savoir se tenir campé sur deux jambes. Il ne sait pas être méchant, il rattrape le coup à force de politesse, de prévenance. Il aide ses voisins à porter les sacs, il leur tient la porte, il s’entend bégayer d’aimables niaiseries, sa langue parle toute seule.

Par-dessus tout, il y a cette femme, trois étages plus haut, qui prend le temps de lui parler un peu plus que les autres. La vache, elle sent tellement bon que sa peau semble passer à travers ses vêtements, et qu’Antoine n’a plus qu’un caillou pour plexus. Plus d’une fois — il n’ose plus — en appuyant sur le bouton de l’ascenseur il a fait mine se de se tromper d’étage pour respirer son parfum plus longtemps. Puis il rentrait chez lui paniqué, plié en deux par le désir, et se jetait sur le ventre, poings et les paupières serrés.

Mais il ne la voit plus.

Il a vingt-trois ans et rien ne l’effraie tant que le désir. Comment voulez-vous ? un corps entre les murs et les yeux plantés dans un rectangle de ciel bleu. Lascif et douloureux, il fait des efforts de concentration désespérés pour l’imaginer là, avec la texture de sa peau, la blancheur de ses fesses et la douceur qu’il y aurait à les sentir pressées contre lui. Cette femme ne sait rien de la puissance sexuelle d’Antoine.

La nuit revient se coller aux fenêtres. Son dernier joint aux lèvres, les yeux plissés, il se met doucement à danser, le casque posé sur les oreilles tel un fruit trop mûr coupé en deux parties dont la musique dégoutte.

Un pot de rose saumon pour les retouches dans la salle de bain. Un pinceau large. Il danse, les basses cognent velours sur ses os. À grands gestes calme il l’évoque. Sa chair courbe a fresca sur le placoplâtre.

Une réflexion sur “Nos vies dans les boîtes, par Olivier Haralambon

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