Craquelures
Hélène est grande et forte, mais sans « rien qui pèse ou qui pose ». Ventre et poitrine, son volume la précède. Elle avance la colonne droite et vigoureuse, et le petit sac pendu dans dos semble avoir été oublié là. L’oscillation de ses grosses fesses musclées la propulse mais ne contamine pas le haut de sa silhouette. Ses mains pendent aussi immobiles que la balançoire du square déserté de la résidence, sauf les instants où de l’index elle ramène une mèche derrière son oreille. Son visage impassible et réjoui flotte sur le paysage silencieux, comme isolé du sol. Ses longs cheveux et ses vêtements amples dessinent son sillage.
À cette époque de l’année, d’habitude, elle prépare déjà ses grandes randonnées estivales. D’abord deux, puis trois matins par semaine, elle jette en passant un regard crâne à son Scenic bordeaux, et c’est à pied qu’elle se rend au travail. Neuf kilomètres. Dix-huit aller-retour, un peu plus de trois heures de trajet. Marchant, elle songe, c’est son métier, à la vitesse de déplacement de l’eau dans les canalisations, sous ses pieds. Elle bosse sur « le réseau d’adduction et de distribution d’eau potable », elle supervise, elle connait sans doute le chiffre exact, des milliers de kilomètres de tuyaux.
Chez elle le plancher est clair, et le petit chien qui dort dans l’entrée serait parfaitement blanc, il le fut, n’étaient les poils qu’il perd par touffes et l’âge qui le salit. Tout d’ailleurs, serait blanc chez Hélène, n’étaient encore les cadres sombres d’assez grands formats qui occuperont bientôt toute la surface des murs. De tous les murs, dans toutes les pièces, à l’exception de la salle de bain.
Il y a trois tables, une grande et deux petites, dans le salon où elle n’a pas invité grand monde depuis un moment. Sur les deux plus petites, des couvercles de boîtes à chaussures où elle classe les pièces par teintes. Et sur la grande, profil déchiqueté de carte marine, le puzzle en cours. Elle a achevé le contour presque carré du « Portrait de Jan Six ». Rembrandt en quinze mille pièces. Elle a commencé par les photos de paysage, mais elle s’est lassée de la netteté et des ciels bleus. Désormais elle ne puzzle plus que des toiles de maître. Pour éviter les reflets elle a baissé les stores et braqué au plafond ses feux halogènes brûlant dans leurs vasques chromées. Elle s’use les yeux sur les contours et dans le fond de la couleur. Nuits de délices, bute sur les clairs-obscurs et les étoffes. Elle aime les ombres et les cols de dentelle, les fraises et les jabots, les ondulations quasi translucides. Ici les galons dorés sur la cape rouge du bourgmestre, les boutons jaunes sur le gris pigeon de son manteau, les gants de chevreau beurre qu’il est en train d’enfiler, et le bouffement des cheveux roux sous le chapeau mangé par l’obscurité. Elle ne tremble pas. Elle boit des litres d’eau et de petits portos.
Il reste un peu de place sur le mur de l’entrée et, quand elle l’aura fini, Jan Six ira rejoindre, figé, comme surpris à jamais sur le point de sortir, la galerie d’ancêtres qui ne sont pas ceux d’Hélène.
Ces jours-ci tant que la police ne l’y prend pas, comme on s’administre un remède, comme on boit un verre d’eau, elle marche deux, parfois trois fois, son heure réglementaire. Quand ayant repoussé la porte du talon, elle pénètre à nouveau dans son silence et que Pesto s’enroule sur son coussin, les dizaines de milliers de petites pièces assemblées bord-à-bord figurent sur les images une toile qu’elle examine de près, en experte. Dans ce réseau sinueux, Hélène voit les craquelures du vernis, la patine de son œuvre.
Une réflexion sur “Nos vies dans les boîtes, par Olivier Haralambon”