— Comment se fait-il que les faits placés sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Le Coronajournal de Joëlle Zask

Journal du 1er avril

« Ils voient le meilleur et ils font le pire »

Photo Simon Birman

Ce matin j’ai reçu de plusieurs ami(e)s un tweet tournant au sujet du Nouveau rapport de la CIA de 2009, présenté par Alexandre Adler, qui était destiné entre autres à avertir tout le monde du risque de pandémie de coronavirus chinois transmis par des animaux. C’était donc après l’épidémie de SRAS en 2002-2003, mais avant Mers (2013) et Ebola (2016). Entre 2009 et aujourd’hui, plusieurs événements ont ainsi amplement confirmé qu’il serait dans les intérêts de tous d’adopter le « principe de précaution » (Déclaration de Rio de 1992), voire de se préparer au pire. Ces dernières semaines, j’ai lu des dizaines d’articles signés par divers lanceurs d’alerte, visionnaires, prophètes, chercheurs lucides, dirigeants politiques honnêtes qui tous, d’eux-mêmes ou par personne interposées, attirent l’attention sur la justesse de leur prémonition.

Il y a quelque chose d’admirable à voir les choses venir avant qu’elles se produisent. Intuition, déduction, induction, abduction, sixième sens, inspiration, tout est bon à prendre. Sans doute une bonne prévision est-elle due à un mélange dans lequel entre un peu de tout cela. J’y associe volontiers « l’intelligence » des bêtes, c’est-à-dire cette forme de sensibilité qui les fait réagir de manière adaptée avant que l’événement en cause se produise. Les oiseaux migrateurs par exemple sont extraordinairement « prescients » : alors que les petits groupes qu’ils forment (ce sont généralement des familles) peuvent se trouver dispersés sur un certain territoire, tous prennent leur envol en même temps, à la seconde près, comme si un signal extérieur leur avait été envoyé d’on ne sait où, au moment précis où la combinaison entre la direction et la vitesse du vent, la température, l’état du ciel, forme la condition optimale pour leur voyage. Leur précision est telle qu’elle met les météorologistes minables. Les programmes finançant des recherches sur les oiseaux migrateurs pour parfaire la science météorologique en ces temps de dérèglement climatique (dont les oiseaux sont aussi victimes hélas) sont de plus en plus nombreux.

Le nom donné à l’image mentale de ce qui est prévu avant que ça n’arrive dépend de la faculté principale qui a été mobilisée. Par exemple, ce qu’on appelle une prophétie est lié à un contact personnel avec une entité mystique. La prémonition vient plutôt de l’intuition ; la stratégie, de l’art militaire ; la prédiction, d’une rationalité plutôt statisticienne ; le pronostic, d’un calcul rationnel du genre si-alors ou étant donné que-alors, etc. — et il y a bien d’autres cas de figure. Mais les oracles de tout poil ont beau être extrêmement lucides et avisés, le fait est qu’ils ne sont ni écoutés ni même entendus. Pourquoi ?

Socialement parlant, je pense que tout est fait dans notre culture pour supprimer l’imprévisible ou, à défaut, pour lui concéder une marge de manœuvre minimale. Sans doute, comme en toute culture, quoiqu’en proportions variées, la nôtre inclut des méthodes spécifiques pour que nous puissions raisonnablement escompter le comportement d’autrui de manière à vivre en paix (c’est le rôle des conventions sociales), à en profiter (c’est le but des relations économiques propres au libéralisme), à en bénéficier (c’est le but des politiques sociales). Depuis le 17e siècle, les philosophes du droit naturel et du contrat social n’ont pas eu d’autre but que de justifier la formation, via des promesses mutuelles, des pactes ou des contrats, d’un État dont les membres agiront de la manière prévue, suivant les conventions admises en vertu idéalement d’un consensus universel. Locke avait une conception qui peut sembler minimale mais qui, dans les circonstances actuelles, apparaît comme complexe et décisive, puisqu’il avait identifié que la raison d’être de la société politique et de l’État, c’est de protéger la masse des gens dont la conduite est prédictible de l’action des « quelques dégénérés » qui menacent le bien commun et la stabilité des mœurs. À travers les idées de maximisation ou de marketing en économie, d’instruction en éducation, de conditionnement en psychologie, de propagande ou de communication manipulatrice en politique, on retrouve dans des tonalités diverses des manières de fabriquer la force de cohésion nécessaire à l’uniformisation de la conduite d’un grand nombre de gens. Ce qui est requis, c’est d’exercer un bon gros contrôle à la fois incitatif et punitif.

Aujourd’hui, je trouve absolument saisissant le contraste entre d’un côté, cette culture du contrôle à laquelle nous sommes habitués, et qui dans un état de droit, si imparfait soit-il, entraîne à mon sens beaucoup plus d’aspects positifs que de négatifs et, de l’autre, l’impossibilité psychologique dans laquelle nous sommes d’adopter le « principe de précaution » dont encore récemment, sur AOC, Michel Callon et Pierre Lascoumes ont rappelé le bien-fondé et l’efficacité empirique[1]. Je n’ai pas d’explication, seulement quelques hypothèses que je vais énoncer de manière extrêmement schématique.

La première est d’ordre psychologique. La phrase qui me vient immédiatement à l’esprit est de Spinoza : « Ils voient le meilleur et font le pire ». Le texte complet est celui-ci : « Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’il est une chose dont les hommes soient peu capables, c’est de régler leurs appétits et, bien qu’ils constatent que partagés entre deux affections contraires, souvent ils voient le meilleur et font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maîtrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose[2]. » On en est là : la crainte d’un danger lointain n’est qu’une affection bien faible par rapport à d’autres passions très actives ici et maintenant qui relèvent de la jouissance immédiate, dont la pire de toutes, la cupidité.

Comme en outre, toujours d’après Spinoza, la pensée de la vie et la pensée de la mort s’excluent mutuellement, on comprend que quiconque est dans le feu de l’action ne puisse être contraint par l’anticipation de quelque chose qui ferait obstacle à son action. La peur des conséquences, la peur d’un facteur extérieur, la crainte, la peur de mourir, sont des empêchements très sérieux à l’action. Parfois elles sont d’une telle ampleur qu’elles sont paralysantes.

Ces remarques s’appliquent aussi au niveau politique, en particulier à celui que représente la politique électorale ou représentative. Si nous avons des représentants, c’est parce qu’il est impossible qu’une masse de gens se mette efficacement d’accord et agisse de concert. L’idée, et même l’idéologie, de la politique comme art (dont Machiavel fut un bon représentant) repose sur la croyance suivante : l’action est urgente, elle ressemble à celle d’un chef de guerre ; quand le problème est là, il faut faire face. Il n’est plus temps de tergiverser, donc de discuter et de délibérer. Il faut prendre des décisions, agir sans plus tarder, « transformer le monde », combattre courageusement l’ennemi, fut-il un virus. Quant à l’opinion, elle doit se taire et laisser faire celui qui assume le rôle de prendre les risques à la place et, en théorie, au nom de tous les autres. Et pour bien faire, le prince (car c’est le terme qui s’impose alors) doit être à la fois stratège, intuitif, sagace, futé, et bon communiquant en prime. À lui de s’emparer habilement de l’opportunité qui se présente, d’attraper la fortune qui passe en courant. Telle est sa « virtù » (Machiavel toujours). De sa victoire dépendent l’amour du peuple et, bien sûr, sa réélection. Mais c’est bien de la « société de contrôle » (Foucault) qui assure d’uniformiser la conduite des gens, que dépend à son tour cette victoire. Il n’y a d’« art politique » que sur fond de manipulation des constantes que sont les habitudes, les us et les coutumes, les techniques de régularisation du comportement humain.

Une telle répartition des fonctions dans la res publica est très mauvaise pour la prise en compte des dangers, des risques, des conséquences lointaines, de la mort. Rien n’est aménagé dans la pensée politique représentative pour accueillir la temporalité nécessaire à l’inclusion d’une prudence publique. Paradoxalement, les leaders des pays autoritaires et totalitaires qui n’ont pas à se soucier de leur réélection sont peut-être mieux placés pour se préparer au pire ou au lointain à venir, et pour sortir d’une logique d’action urgente dont les avantages en ce qui les concerne sont loin d’être évidents, d’autant que leur méthode clé, qui consiste à supprimer les opposants, les en dispense.

Finalement, je pense que seule la vraie participation de tous aux décisions qui nous concernent tous permet de rétablir une cohésion entre agir, évaluer un risque, prendre un risque, entre vivre et voir la mort. Elle n’implique pas la fin de toute représentation mais le resserrement des liens entre les citoyens et leurs représentants, qui seraient alors leurs mandataires et non, au mieux, leurs interprètes ou, au pire, des traîtres.

Je me permets ici une anecdote personnelle. Après vingt-cinq ans de tabagisme, j’ai accepté de renoncer à la cigarette, non par peur d’un cancer fatal mais parce que mes fils m’ont promis de ne pas fumer en échange de mon sevrage. Ce n’est pas la raison (qui ne peut rien contre les passions, Spinoza dixit) mais une passion plus forte que la jouissance de la nicotine, qui m’a déterminée. Autour de moi, j’entends beaucoup de gens s’inquiéter de la santé de leurs proches. Moi de même. Si ça ne tenait qu’à moi, pourquoi respecterais-je les consignes et le confinement ? Si je ne craignais pas d’être porteur sain et de contaminer autrui, aurais-je en moi un frein suffisant pour pratiquer l’ultraconfinement qui est aujourd’hui requis ? Entre deux passions, le plaisir du grand air et la peur de la maladie, la première, en ce qui me concerne, gagnerait haut la main.

En dépit de « passagers clandestins », de menteurs, de fraudeurs, d’inconscients en tout genre, il règne actuellement je trouve une solidarité hors norme. On se soucie les uns des autres. On a peur de propager le mal et de se faire du mal. Dans cette affaire, comme lors d’un vote au suffrage universel, « chacun compte pour un ». Exceptés, entre autres, de vastes groupes ultrareligieux qui ont foi en la prière et qui, parce qu’ils ne croient pas en la valeur de l’individualité, se serrent les uns contre les autres pour mieux communier, ce qui fait qu’ils contractent le Covid-19 qu’ils transmettent ensuite sans honte aux autres, les gens (pas tous, je sais, mais beaucoup) manifestent leur adhésion individuelle au projet commun de se débarrasser du sale virus et de faire en sorte qu’il ne revienne pas. Le poids de la responsabilité individuelle a rarement été aussi lourd ; et la distance qui sépare la « fraternité » qui nous fait nous unir intimement, voire nous coller les uns aux autres, de la solidarité, a rarement été aussi tangible. J’espère que tout cela sera suffisamment édifiant pour nous induire ensuite à transposer ces attitudes dans les autres domaines décisifs de notre existence sociale.


[1] « Covid-19 et néfaste oubli du principe de précaution », Michel Callon et Pierre Lascoumes, AOC média, 27 mars 2020. https://aoc.media/analyse/2020/03/26/covid-19-et-nefaste-oubli-du-principe-de-precaution/

[2] Lettre à Schuller n° LVIII (58), 1674.