— Comment se fait-il que les faits placés sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Le Coronajournal de Joëlle Zask

Journal du 3 avril

Quand les « travailleurs de l’ombre » viennent à la « lumière ».

Il a beaucoup été question ces derniers jours des « héros ordinaires », des « travailleurs invisibles » qui « bossent dans l’ombre » pour le plus grand profit de « l’humanité reconnaissante », des personnes de « 1er, 2e et 3e ligne » dont la contribution est pourtant fondamentale, des « petites mains » sans lesquelles ceci ou cela. La sociologue Johanna Dagorn et la géographe Corinne Luxembourg nous annoncent « le surgissement des travailleurs invisibles » (caissières, facteurs, éboueurs, livreurs, cantonniers, vigiles, etc.) qui rend sensible « la répartition sexuée, racisée et hiérarchisée du travail[1] ». On peut lire ailleurs qu’avec « la crise sanitaire, les travailleurs invisibles sortent de l’ombre [2] » : « caissières, livreurs, agents de nettoyage, ouvriers de chantier, conducteurs de métro, auxiliaires de vie, apparaissent enfin pour ce qu’ils sont : des rouages essentiels de la vie du pays. » Ils doivent être ravis de l’apprendre : quel honneur d’être assimilé à un rouage ! Quant à la sociologue Dominique Méda, elle nous annonce que « cette crise sera l’occasion de réévaluer l’utilité sociale des métiers invisibles ». Finalement, pour clore ce très partiel tour de piste, on apprend grâce à LCI qu’« il y a ceux qui s’astreignent à rester à la maison et ceux qui n’ont pas le choix. Ce sont les travailleurs de l’ombre, qui assurent l’indispensable pour nous permettre de continuer à vivre. Ces hommes et ces femmes, qui derrière les murs des hôpitaux, chaque jour et chaque minute, sauvent nos vies. Il y a aussi ceux qui entretiennent l’hygiène des rues de notre capitale, et d’autres qui assurent les services utiles au quotidien [3]. » Ce qui inclut les distributeurs de journaux, qui opèrent pourtant à la lumière du petit matin [4].

© Emmelien Brouwers

Ces expressions résonnent à mes oreilles comme des insultes. Peut-être à tort. De mon point de vue, le caissier du magasin en face de chez moi est beaucoup plus « visible » qu’un technocrate du ministère des finances ou qu’un conseiller du prince. Les éboueurs et les cantonniers de mon quartier, je les connais et si je les croise, je les salue. Mon facteur a les clés de mon immeuble, il m’arrange et on discute un moment si on se rencontre en bas dans la cage d’escalier. Je ne pense vraiment pas être originale en cela. Pour sûr mes yeux ne sont pas si spéciaux qu’ils « verraient » des êtres invisibles pour les autres. En quoi un « soignant » (quelle horrible expression !), une caissière ou un facteur serait-il plus « dans l’ombre » qu’un employé de banque, un maçon ou un professeur ? (pour ne pas dire le mot tout aussi affreux, « enseignant » — il faudra que je revienne sur les raisons de ma détestation de ce genre de termes.)

J’admets bien sûr que de nombreux métiers sont mal rémunérés, et d’autant plus mal qu’ils sont « féminisés », mal considérés, dénigrés, méprisés, etc. Et qu’il faut faire la critique d’inégalités fondamentalement injustes. Mais l’association entre le manque de considération sociale et l’ombre, l’absence de lumière, la nuit, est étrange.

Après tout, les vrais travailleurs de l’ombre que sont par exemple les agents des services secrets ne souffrent d’aucun discrédit. Quand à ceux dont le confinement a authentiquement accru la visibilité — sans-abri, SDF, psychotiques, migrants, mendiants professionnels, prostitué(e)s qui n’ont pas le choix, etc. —, ils n’en sont pas mieux considérés. L’agressivité qu’ils développent parfois en raison de la raréfaction des ressources en nourriture, boisson, drogue, chaleur, sociabilité, dont ils ont besoin, n’améliore pas leur réputation. Je croise des groupes à géométrie variable tous les jours, autour de chez moi, lors de mes sorties pour exercice physique. Ce matin, j’ai discuté de musique avec un petit groupe d’Haïtiens qui écoutaient via un téléphone relié à une enceinte un genre de reggae. Ils m’ont parlé de l’hostilité grandissante des gens. On a fini par une séance de photos. J’ai parlé aussi avec un monsieur sans abri qui s’était installé à l’ombre d’un arbre. Il m’a expliqué qu’il avait pris hier un coup de soleil. Voilà l’effet de la lumière ! Il arrive qu’elle vous brûle, Platon en avertissait déjà !

Indépendamment des métaphores, je trouve que quelque chose cloche dans les expressions que j’ai citées. Mais quoi ? Voilà le genre de travail auquel je me livre et que ce matin je m’amuse à décortiquer un peu. Partir d’un malaise et essayer d’en identifier les causes, les raisons, faire le tri entre les bonnes et les mauvaises, donc entre celles qui sont partageables et celles qui ne le sont pas, rester dans le domaine public de la pensée ; non pas rejeter les contenus subjectifs, qui sont inévitables et en outre très utiles pour mettre sur la voie, mais repérer ce qu’ils doivent à l’expérience concrète du outdoor et/ou aux prénotions engrangées dans mon esprit.

Cette petite enquête me mène dans différentes directions. Dont celle-ci : l’association entre d’un côté la connaissance ou la reconnaissance et, de l’autre, la lumière ou la visibilité, est un vieux legs métaphysique dont les tours qu’il nous joue sont pendables. La lumière, Les Lumières… Connaître, ce serait faire la lumière : il suffirait de trouver l’interrupteur et d’appuyer dessus. Les choses seraient là sous nos yeux, mais dans le noir. Les connaître impliquerait de projeter sur elle une lumière telle que mon esprit les verrait pour ce qu’elles sont. Selon les philosophes, l’esprit pourrait alors les imiter, ou les refléter, les représenter, s’en former une image qui ressemble à son modèle, plus ou moins, selon la dose de lumière disponible.

Eh bien non. Voir ce qui est sous mes yeux n’implique pas d’allumer la lumière. Cela implique à mon avis d’avoir pour mon environnement de la considération, et ensuite de trouver des méthodes pour vérifier avec considération et sous l’angle qu’elle apporte, l’objet spécifique qui m’importe en fonction de mes intérêts et de ma spécialité. Réaumur, que je trouve extraordinairement moderne en ce qui concerne la compréhension des trésors recélés par la méthode expérimentale, observait avec la plus grande considération les abeilles que Voltaire, de même que bien d’autres héros des Lumières (!), méprisait foncièrement. Voltaire qui ne les « voyait » pas, les avait qualifiées de sale panier de mouche.

Réaumur n’a pas fait la lumière, il a fait des expériences. C’est d’ailleurs à lui que je dois ma considération pour le « merveilleux » dont je m’étais promis de reprendre l’analyse il y a quelque temps.

Dans un registre plus social et politique, je pourrais dire au sujet de l’association entre visibilité et reconnaissance la même chose qu’au sujet de la connaissance comme éclairage. Les théories politiques contemporaines en ont beaucoup parlé. Et sont tombées également dans le panneau de la mise en lumière. Afin de faire reculer l’humiliation, l’oppression, le mépris social, la reconnaissance de l’autre en tant que conscience de soi (Hegel), en tant qu’autre, en tant qu’être vulnérable, en tant qu’égal, alter ego, sujet de droit, etc., il aurait fallu passer par l’éclairage généreux qu’apporte la vie morale ou éthique.

Les éventuels bénéficiaires d’une telle reconnaissance, ainsi que ceux qui parlent en leur nom, ont logiquement exigé de « rendre visible » leur existence, « d’apparaître en public sans honte », de dévoiler au « grand jour » leur existence bafouée, en commençant par dénoncer les diverses formes d’invisibilisation qui les frappent.

Ce ne sont pas ces métiers « de l’ombre » qui sont « invisibles », ce sont nous qui sommes aveugles, ou mal voyants. Qu’il faille modifier l’organisation et la rémunération de mille métiers est évident. Mais les qualifier de « petits », « invisibles », « deuxième ligne », c’est leur conférer une caractéristique objective que tout le monde pourrait constater comme une vérité. Le risque n’est pas tant de se tromper que d’autoriser que le sociologue et, plus généralement, l’engagé social, le militant, le journaliste, le critique professionnel, voire le citoyen, se perçoive comme un éclairagiste indispensable et comme un secouriste « en première ligne ». Serait-ce en vue de sortir de l’ombre qui est la sienne ?

Tabler sur l’invisibilité comme sur une caractéristique objective, c’est affubler les personnes concernées d’épithètes méprisant pour se payer ensuite le luxe de voler à leur secours. Il est ironique de remarquer que les doses variables de condescendance, de misérabilisme, de paternalisme, de bonne conscience de la part de quiconque parle pour (et non avec) les faibles et les opprimés — qui seront ensuite accusés de « retourner le stigmate » par d’autres idéologues —, se révèlent d’autant mieux qu’en ce qui concerne le passage de tous ces gens du royaume de l’ombre à celui de la lumière, l’accent est mis sur leur pure et simple utilité. Eh quoi, eux qui nous nourrissent, nous soignent, nettoient notre environnement, nous approvisionnent, nous transportent si besoin est, ne méritent-ils pas notre considération ? Quelle bizarrerie que la géométrie de ce « nous » !

Pour finir sur une transition vers un sujet pour moi préoccupant que la crise du coronavirus met en exergue – le recours à un lexique guerrier et héroïsant en temps de crise –, je vous laisse en compagnie du début d’un article paru dans le Figaro : « Abattoirs, routiers, bouchers… : humbles héros d’une armée de l’ombre… Médecins, infirmiers, soignants, pharmaciens méritent la reconnaissance des Français. Ils sont au front, mais à l’arrière, la vie confinée continue grâce à une cohorte de sans-grade, d’humbles valeureux qui assurent le ravitaillement de la population, en prenant eux aussi des risques [5]. »


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/27/coronavirus-le-surgissement-des-travailleurs-invisibles_6034650_3232.html

[2] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/01/avec-la-crise-les-travailleurs-invisibles-sortent-de-l-ombre_6035123_3234.html

[3] https://www.lci.fr/population/video-a-paris-rencontre-avec-les-travailleurs-de-l-ombre-2149548.html

[4] https://www.leprogres.fr/edition-jura-sud/2020/04/01/les-porteurs-de-journaux-ces-travailleurs-de-l-ombre

[5] https://www.lefigaro.fr/gastronomie/abattoirs-routiers-bouchers-humbles-heros-d-une-armee-de-l-ombre-20200403, 3 avril.