— Comment se fait-il que les faits placés sous nos yeux nous demeurent pourtant invisibles ? Le Coronajournal de Joëlle Zask

Journal du 25 mars

Contagions

Le 23 mars, j’ai vécu une crise d’angoisse. Ma respiration s’est bloquée un instant. Il est facile d’imaginer ce que j’ai imaginé : une forme fulgurante de Covid-19 atteignant directement les poumons. Le soir était tombé. Dès le matin, le ciel s’était couvert. C’est seulement aujourd’hui que le soleil est revenu. À Marseille, le nuage est une menace ; le soleil, une addiction. Le passage nuageux a sans doute contribué à provoquer ce moment d’angoisse, au demeurant sans suite.

« Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil » chantait Charles Aznavour. Je n’aime pas cette chanson. Mais je l’ai entendue si souvent sortir de la petite radio grésillante de mon père qui se rasait dans la salle de bain le matin en laissant couler l’eau du robinet sur son blaireau, qu’elle s’est définitivement logée dans mon esprit (j’ai quelque chose à dire sur ce vaste sujet mais il faut que je garde le cap : la crise d’angoisse) (: et pour cela, expliquer pourquoi j’ai repensé à cette chanson…) Comme beaucoup que sa chanson a scandalisés l’ont rétorqué à Charles Aznavour, la misère, au sens économique, était sans doute aussi pénible dans les pays ensoleillés que dans les pays nuageux. À l’heure du réchauffement climatique, elle doit l’être même davantage. Mais au sens moral, la misère (la déprime, la tristesse, le Confinement) est certainement tempérée par le soleil. Je sens à l’instant ses rayons qui me chauffent le dos à travers la fenêtre, me faisant comme un massage, outre des vertèbres, des pensées. Thoreau parlait dans Walden du fait que, de même que le corps, la pensée peut s’exposer aux éléments, elle devient « tannée par le soleil ». On ne peut mieux dire. J’aime beaucoup cette idée d’une physique de la pensée qui la constitue comme une entité quasi matérielle qui n’est ni le cerveau ni la masse neuronale ni les connexions nerveuses, mais quelque chose d’autre — et qui n’est pourtant pas non plus l’âme. (Je m’égare à nouveau). Bref, moi qui bénéficie très souvent de l’expérience parfaitement commune des bienfaits physiques et psychiques d’une journée ensoleillée, j’ai développé une forme d’intolérance au ciel nuageux, au sens où, comme une intolérance alimentaire, il me rend vite malade.

Cette crise d’angoisse m’a beaucoup étonnée car j’ai une grande tendance à minimiser les risques du coronavirus et de la maladie en général. Je n’arrive pas à intérioriser le sens du danger. Mon cerveau reptilien est muet et mon entendement ne lui donne pas tort. Pourquoi ? Il se peut qu’en raison de mes croyances pragmatistes et démocratiques en l’intelligence commune, j’aie développé une certaine sympathie pour le phénomène de la contagion. Il faut bien que nous soyons contaminés par quelque chose qui n’est pas de notre fait pour nous mettre en route : être affecté, repérer en quoi, imaginer la suite, agir en conséquence, etc. Les états d’âme, les passions, les émotions, et aussi les idées manipulatrices, les slogans et les archétypes, les rumeurs et les oui dires, sont bien sûr contagieux. Mais c’est aussi le cas des idées, qui seules peuvent contrer les mauvaises. Par suite des contagions, elles se disséminent, germent, s’hybrident, percolent, se diffusent.

La contagion des idées concernant le coronavirus par exemple est beaucoup plus rapide que celle du virus lui-même. Alors que le virus n’a infecté que 423 670 personnes (il s’agit du nombre de cas avérés le 25 mars à 8 h 56, d’après une cartographie en temps réel générée par un centre de recherche de l’université John Hopkins, que j’ai installée dans la barre personnelle de mon navigateur dès qu’elle est apparue sur le Net, vers la mi-janvier 2020, et que je consulte plusieurs fois par jour depuis [1]), la pensée du virus affecte toute l’humanité, notamment les 3 milliards d’individus qui sont désormais confinés.

La contagion des idées est le titre d’un livre de 1996 que j’ai beaucoup apprécié. Dan Sperber en est l’auteur. Il y propose une sorte d’épidémiologie des idées par voie de transmission culturelle. Comme un virus, les idées se propagent en vertu de mécanismes à la fois collectifs et individuels. Par exemple, la langue commune est à la propagation des idées ce que la coutume de se faire la bise (3 fois à Marseille) est à celle du virus. Mais cela ne supprime pas le niveau individuel qui doit être soigneusement considéré, au même titre que le phénomène collectif : de même que la langue commune est un médium dont chaque locuteur fait un usage personnel (on reconnaît les gens au son de leur voix, à leur intonation, au rythme de leur élocution, etc.), les chances de contamination et ses effets varient d’une personne à l’autre — un point qui est bien expliqué par Claude Combes dans son essai de 2010, L’art d’être parasite.

Dan Sperber écrit qu’à chaque fois qu’une représentation se transmet, elle se transforme. C’est aussi une idée présente dans les Lois de l’imitation (1890) de Gabriel Tarde. Contrairement à ce qu’indique ce titre qui, à l’égal de celui de Sperber, vous incite à croire que les choses extérieures vous affectent, pénètrent en vous, et s’y dupliquent à l’identique — ce qui serait la condition de leur perpétuation et, pourrait-on dire dans un langage marxiste, de leur domination —, il faut comprendre que les phénomènes ne peuvent nous toucher qu’en étant personnalisés. Selon Tarde, à mon avis mal lu, y compris par Sperber, l’imitation suppose l’invention.

Tout ceci est rudimentaire, mais explique en partie ma relative sympathie pour la contagion en général. J’y vois l’occasion d’une culture partagée, d’une Opinion mondiale (c’est une expression de Tarde sur laquelle je reviendrai un autre jour), d’une union sociale élargie, d’un immense concert de voix, d’une participation de tous à l’invention de l’humanité. Tarde remarquait que les despotes le savent parfaitement : pour dominer sans partage, il suffit d’instaurer un « silence universel ». La propagande est vaine sans une politique de terreur qui isole chacun de chacun. Empêcher la contagion des idées, c’est détruire toute liberté.

Le SARS-CoV-2 est bien sûr d’un autre ordre. C’est une mauvaise contagion dont les variations individuelles sont apparemment nombreuses. Mais il me semble qu’elle est à l’origine du meilleur remède qui soit vis-à-vis de l’état social et mental qui en est la cause : une contagion des idées hors norme dont l’union mondiale, si provisoire qu’elle soit, est l’effet.

J’en reviens à mon enquête sur l’angoisse momentanée que j’ai éprouvée et, plus généralement, sur ce qui se passe dans mon esprit où passent, fluctuent, se combinent des idées et émotions parfois venues des profondeurs (?), parfois de mes lectures et des conversations. Qu’est ce qui est objectif ? Qu’est ce qui est subjectif ? La frontière est indécidable.

Face à la conscience du caractère impénétrable de ma conscience, j’envisage deux hypothèses de l’ordre du manque de soleil pour expliquer mon angoisse autrement que par l’intermédiaire d’une sorte de pathologie mentale ponctuelle ou d’une contagion de plus. La première concerne mon chat. Il se trouve qu’avant-hier, donc le 23 mars, dans l’après-midi, il a cessé de manger et s’est prostré. Tristesse. Entre autres états d’âme qui adviennent au cœur du tsunami affectif que provoque la perte d’un animal de compagnie, le sentiment que la crise actuelle s’insinue jusqu’à l’intérieur de ma maison, dans laquelle je suis enfermée, fragilise mon système de défense habituel contre les idées noires, la déprime ou le pessimisme. Voilà une bonne explication. Je précise que, depuis hier, le métabolisme en panne de mon chat a pu redémarrer, peut être grâce à la réapparition du soleil.

Il y a une seconde explication, plus triviale, et plus drôle : des courbatures. La relative immobilité, la transformation drastique de mes habitudes physiques, la mise au chômage de mes jambes, et surtout, mon initiation aux cours de « réveil musculaire » et de Pilates que propose en vidéo mon « prof de gym » à ses élèves (habituellement je pratique d’autres disciplines en sa compagnie), tout cela a déclenché des sortes de courbatures que je n’ai pas identifiées comme telles dans un premier temps. De même que les symptômes du Covid-19 sont, paraît-il, inédits (essoufflement, hallucination, état ressemblant à celui de l’ébriété, perte de conscience, de goût, d’odorat, m’a-t-on raconté ce matin, depuis Mulhouse) ceux du confinement restent à découvrir. S’il dure six semaines, un nouvel équilibre va devoir être trouvé, qui va vraisemblablement rendre la septième semaine très compliquée.

Ce ne sont que des hypothèses, inscrites dans une démarche destinée à sortir du flou, des craintes, de l’incertitude. Mon incapacité à comprendre le blocage soudain de ma respiration durant quelques secondes est un cadre pour un jeu ponctuel auquel il ne peut y avoir ni gagnant ni perdant.

Au sujet du doute, Peirce écrivait que, loin d’être « de papier », il consiste en une épreuve existentielle de malaise, d’irritation. C’est pourquoi le doute engendre, écrivait-il, « une lutte pour atteindre un état de croyance. J’appellerai cette lutte ‘enquête’, bien qu’il faille admettre que ce terme ne convienne pas toujours [2] ». Même si elle n’est pas conclusive, j’arrête là mon enquête pour aujourd’hui, tout en ayant une pensée pour les milliards de gens qui en ce moment même luttent, chacun à sa façon, pour atteindre la tranquillité qu’apporte un état de croyance bien établie.

[1] https://gisanddata.maps.arcgis.com/apps/opsdashboard/index.html#/bda7594740fd40299423467b48e9ecf6

[2] Peirce C. S, « The fixation of belief », Popular Science Monthly, vol. 12, p. 1-15, 1877.